Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 26

 

Sir James Nively avait quitté le major Hoffvers deux heures du matin.

Mais il n’était point rentré chez lui toutd’abord, et le jour naissait, ainsi que devait l’annoncer Vanda àRocambole, quelques heures plus tard, – lorsqu’il franchit lagrille du petit hôtel de l’avenue Marignan, en compagnie de cesdeux Indiens, avec lesquels, sans doute, il avait achevé sanuit.

Sir James, en dépit du sang indien qu’il avaitdans les veines, était Anglais par tempérament.

Il avait besoin d’une nourriture substantielleet huit heures de sommeil régulier.

Après le départ des Indiens, il se mit donc aulit et dormit jusqu’à midi, ce qui permit à Vanda de sortir.

Or, comme il s’éveillait, on lui apporta lebillet suivant :

« Un homme qui a longtemps vécu à Londreset qui pourrait rendre à sir James les plus grands servicesdésirerait obtenir de lui un moment d’audience. »

Sir James n’eût peut-être pas prêté une grandeattention à cette lettre, et peut-être même, en toute autrecirconstance, n’y eût-il pas répondu, s’il n’avait eu le matin mêmeune longue conversation avec les deux Indiens entrevus parVanda.

Ces hommes, qui cependant étaient d’une grandehabileté et eussent trouvé à Londres la personne la mieux cachée,perdaient patience à Paris ; et, depuis huit jours qu’ils yétaient, ils n’avaient pas trouvé la moindre trace de Gipsy et deson prétendu ravisseur.

Il jeta le billet au feu et demanda quil’avait apporté.

– Un homme qui attend dans l’antichambre,lui fut-il répondu.

Sir James quitta son cabinet et passa dansl’antichambre.

Là, il se trouva en présence d’un individublond, au visage coloré, qui paraissait avoir cinquante ans, et quiportait un habit bleu et une ample cravate blanche dans laquelleson cou disparaissait presque tout entier.

Il s’était donné une tournure si complètementbritannique, que sir James ne douta pas un seul instant qu’il n’eûtaffaire à un bourgeois de Londres ou de Manchester.

Cet homme disait alors à sir James :

– Milord, je puis vous dire où estGipsy.

Si on eût tiré inopinément un coup de canonaux oreilles de sir James, on ne lui eût pas causé une émotion plusgrande.

Quel était cet homme qui prononçait le nom deGipsy ?

Et comment cet homme savait-il que sir Jamesavait intérêt à retrouver la bohémienne ?

L’inconnu mit un doigt sur ses lèvres.

Puis, se penchant vers sir James :

– Avez-vous dans cette maison une pièceassez reculée pour que nul ne puisse y entendre ce que nous ydirons ?

Sir James répondit :

– Je n’ai ici qu’une personne sachantl’anglais, et je suis sûr d’elle.

Un sourire glissa sur les lèvres del’inconnu.

– C’est précisément de cette personne-làqu’il faut se défier, dit-il.

Sans le regard d’autorité dont il accompagnaces paroles, cet homme eût peut-être été congédié.

Mais sir James qui se connaissait en hommes,ayant dans sa vie commandé à beaucoup, ne put s’empêcher detressaillir et dit :

– Veuillez vous expliquer, monsieur.

L’inconnu posa son chapeau sur un meuble et semit, comme on dit, à son aise.

Puis, regardant sir James avecassurance :

– Milord, lui dit-il, nous ne sommes pasà Londres, ici, et si vous avez des Étrangleurs à votre service,ils ne sont pas dans cette maison. Si vous aviez la fantaisie de mefaire violence, nul ne vous viendrait en aide, et je m’en iraislibrement. Par conséquent, ne vous étonnez point de mes manières etdites-vous bien que, si vous manquiez de patience, vous perdriez laseule occasion peut-être que vous aurez jamais eue de retrouverGipsy et de sauver sa fortune qu’elle réclamera au premierjour.

Tout cela fut articulé nettement, froidement,presque du bout des dents, et pour la première fois peut-être sirJames Nively comprit qu’il n’était pas le seul, dans le monde, àjouer le rôle de dominateur.

– Si je vous dis, continua l’inconnu, queje ne me déciderai à parler que lorsque je serai certain que nul,pas même la personne dont vous croyez être sûr, ne peut nousentendre, c’est que j’ai mes raisons pour cela.

Sir James avait fait une demi-douzaine dehaut-le-corps, tandis que cet homme parlait.

Comment cet homme avait-il pu lui parlerd’Étrangleurs, prononcer le nom de Gipsy, parler de fortune àréclamer ?

Qui donc l’avait initié à tout cela ?

Mystère !

Sir James finit donc par incliner la tête etrépondit :

– Nous sommes ici au premier étage ;la personne dont vous parlez habite le rez-de-chaussée. La maisonest neuve ; il n’y a ni trappes, ni oubliettes, ni trouspercés dans les murs, et les murs sont épais.

Qui donc pourrait nous entendre ?

– C’est égal, dit l’inconnu, vouspermettez, n’est-ce pas ?… afin que nous ne soyons pasdérangés.

Et il alla fermer la porte au verrou.

Sir James, stupéfait, le regardait faire.

L’inconnu se jeta alors sans façon dans unfauteuil et reprit :

– Milord, afin de vous éviter la peine deme l’apprendre, je vais vous dire qui vous êtes.

Vous vous appelez à Londres sir James Nively.D’abord chef occulte de la société indienne, dite des Étrangleurs,vous en êtes devenu le chef apparent, lorsque votre prédécesseursir George Stowe vous a forcé, par son incapacité, à ledéposer.

– Après ? dit froidement sirJames.

– Vous êtes venu à Paris un peu pour lesintérêts de ceux que vous représentez en Europe, et beaucoup paramour.

Une jeune fille, une bohémienne du nom deGipsy, qui pourrait être demain une des plus riches héritières del’Angleterre, a disparu.

Où est-elle allée ?

Une femme s’est chargée de vousl’apprendre.

Cette femme se nomme Vanda.

– Après ? dit encore sir James.

– Gipsy a quitté l’Angleterre avec unhomme qu’aimait cette femme, qui répond au nom de Vanda.Certainement, ils sont venus à Paris.

– Je le crois, dit sir James. Ehbien ?

– Pour les retrouver l’un et l’autre, carl’amour de Vanda est à ce prix, n’est-ce pas ?

– Oui, continuez…

– Pour les retrouver, vous avez faitvenir de Londres deux hommes qui vous obéissent, deux de cesjongleurs indiens dont l’habileté est proverbiale, dont le flairest égal à celui d’un renard et qui ont répondu du succès.

Ces hommes se trompent et vous vous trompez,sir James Nively.

De même qu’on ne chasse certaines bêtes fauvesqu’avec des chiens dressés pour cela, on ne chasse le Parisienqu’avec le Parisien.

Il y a sur le pavé de Paris deux cents voleursqui déjoueraient en un tour de main toutes vos bandes indiennes,tous vos prestidigitateurs armés de lacets.

Il y a un homme qui ne ferait qu’une bouchéede ces deux cents voleurs et qui a mis souvent sur les dents toutela police de Paris.

– Et… cet homme ? demanda sir JamesNively.

– C’est celui que vous cherchez.

L’Anglo-Indien fit un mouvement desurprise.

– Mais quel est donc cet homme ?dit-il.

– Un criminel célèbre, jadis, un hommeappelé Rocambole, qui s’est mis en tête de devenir vertueux.Voulez-vous son histoire en deux mots ?

– Parlez !

L’inconnu retraça en dix minutes lesprincipaux épisodes de l’existence si extraordinaire, si agitée deRocambole. Il décrivit sa miraculeuse évasion du bagne, et sa luttehéroïque avec Morlux, et le sauvetage merveilleux d’Antoinette etde Madeleine.

Sir James l’écoutait avec stupeur.

Quand il eut fini, l’Anglo-Indien luidit :

– Et c’est là l’homme qui a enlevéGipsy ?

– Oui.

– Il l’aime donc bien ?

Et sir James se souvint de cet enlèvementgrandiose qui avait eu pour théâtre la pagode de Hampstead.

– Non, il ne l’aime pas, dit froidementl’inconnu.

– Qui donc aime-t-il ?

– La femme qui vit sous le toit de cettemaison.

– Vanda !

– Oui.

– Mais il l’a abandonnée…

L’inconnu haussa les épaules :

– Aussi vrai, dit-il, que je me nommeTimoléon et que je change de vêtements comme de figure, vous êtesnaïf, sir James. Vanda et Rocambole se moquent de vous et n’ontjamais cessé de se voir.

– C’est impossible ?

– Ce matin encore, dit Timoléon avecconviction.

Sir James eut un de ces rires nerveux qui,chez les hommes d’Orient, mettent à nu des dents blanches etpointues comme celles des carnassiers :

– Si cela est ainsi, dit-il, ellemourra.

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