Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 2

 

Dix heures venaient de sonner à la pendulerocaille du boudoir d’Aspasie.

Et ils étaient là, tous les deux, le cigareaux lèvres, digérant un dîner délicat, et prêts à entendre laconfession de la pécheresse, ce marquis de vingt ans et ce baron detrente.

Deux fils de famille qui menaient la haute viepar tous les bouts et abusaient de tout, en attendant de ne pluspouvoir jouir de rien.

Le premier s’appelait Albert deRouquerolles ; il était marquis authentique, avait hérité dequatre-vingt mille livres de rente en terre et vendait une ou deuxfermes chaque mois.

Le second portait un nom célèbre dans lafinance, il s’appelait le baron de Walleinstein.

Il était riche encore et devenait économe surle tard.

Comme ils se rendaient, quelques heuresauparavant, chez Aspasie, il avait dit à son ami Albert deRouquerolles avec un abandon charmant :

– Il appert pour moi de ce qu’elle nous adit, que cette chère Aspasie est libre. Nous tirera-t-elle ausort ? je ne sais. Mais comme tu es mon ami, je souhaite quetu ne sois point l’élu de son caprice.

– Pourquoi donc ? demanda lemarquis.

– Parce qu’elle te ruinera en deuxans.

– Et toi ?

– Oh ! moi, j’ai passé l’âge… Elleaura beau croquer, elle n’entamera rien…

– Bah ! fit le marquis d’un air dedoute.

Et ils étaient rentrés chez Aspasie qui avaitracheté son hôtel et l’avait meublé de nouveau.

Ils avaient dîné tête à tête avec elle, etmaintenant ils attendaient qu’elle se prononçât.

– Chère, disait le marquis, en amourtoutes les armes sont loyales, même la trahison.

– Voilà un joli paradoxe, mon bon,répliqua Aspasie qui s’était pelotonnée comme une jolie chatte danssa bergère et faisait danser au bout de son pied d’enfant une mulede soie cramoisie.

– Je m’explique, reprit le marquis. Monami Walleinstein est devenu mon rival, par le seul fait de votreinvitation.

– Bon !

– Or, comme il m’a fait ses confidences,je vais le trahir.

– C’est admirable, dit Aspasie.

– À ton aise ! dit le baron avecflegme.

– Voyons la trahison ? reprit lapécheresse.

– Marquis, m’a-t-il dit tout à l’heure,laisse-moi Aspasie. Elle te ruinerait… tandis que moi… je suis unvieux renard… j’ai de l’expérience…

Aspasie haussa les épaules et interrompit lemarquis d’un geste.

– Mes chers bons, dit-elle, j’ai centvingt mille livres de rente.

– Qu’est-ce que cela prouve ? ditfroidement le baron.

– Tout et rien, répondit Aspasie. Rien,si nous partons de ce principe que l’eau doit aller toujours à larivière.

Tout, si je ne suis plus l’Aspasie d’autrefoiset si je mets mon amour à un autre prix.

– J’avoue que je ne comprends plus, ditle baron.

– Je jette ma langue au chat, murmura lemarquis.

– Ne vous ai-je pas dit tantôt que jecherchais un vengeur ?

– Ah ! c’est juste !

Aspasie cessa de sourire, fronça ses sourcilsolympiens, et sa voix harmonieuse eut tout à coup un accent rude etsauvage.

– Écoutez-moi, dit-elle. J’ai aimé unefois en ma vie, moi qu’on accusait de n’avoir pas de cœur. J’aiaimé avec passion, avec fureur. J’ai fui le monde, je me suiscloîtrée, jalouse de mon bonheur, ivre de ma félicité.

Si l’homme que j’aimais l’avait voulu, je meserais tuée en souriant.

Lui, rien que lui, toujourslui !

Eh bien ! cet homme m’a trahie, cet hommea cessé de m’aimer… cet homme en aime une autre…

– Il est fou ! dit le baron. Il n’ya qu’une vraie femme à Paris, et cette femme, c’est toi.

– Je l’ai cru longtemps, dit modestementAspasie. Il paraît que je me trompais, puisqu’il y a une femmeoutre moi dont il est éperdument épris et qu’il va épouser.

– Il se marie !

– Oui.

– Alors, dit le baron avec un sourire,pardonnez-lui. Il est fou.

– Lui pardonner ! dit Aspasie,jamais.

– Eh bien !… alors…

– Mais vous ne comprenez donc pointencore ?

– Ma foi non.

– Comment ! reprit Aspasie avec unaccent de haine si profonde que les deux jeunes gens se regardèrentenfin avec gravité, comment ! vous ne devinez pas que celui devous deux qui viendra ici demain soir en me disant : je l’aitué ! deviendra chez moi le seigneur et maître ?

– Ah çà ! ma chère, dit le baron,qui était un homme de grand sang-froid, dans quel roman as-tu luque de notre temps, en l’an de grâce 186., on avait de ces mœursespagnoles ?

– Mille pardons, dit Aspasie, avecdédain, je vois que je me suis trompée.

– Mais non, dit le marquis.

L’adolescent levait sur Aspasie le regardenthousiaste de ses vingt ans.

Et puis il avait quelques gouttes de sangbatailleur dans les veines.

Un Rouquerolles s’était battu treize fois enduel sous Louis XIII, le même jour, et le lendemain del’exécution de Montmorency-Boutteville.

Un autre, sous la Restauration, – son oncle,croyons-nous, – avait fait des hécatombes de colonels de la gardemis en demi-solde.

Ce Rouquerolles-là, donc, cet adolescent quise ruinait grand train, sentit un flot de sang monter de son cœur àson cerveau, et il dit à Aspasie :

– Walleinstein est un gros Allemandpanaché de juif. Il est noble de par les écus de ses aïeux lesbanquiers. C’est un garçon positif qui ne comprend rien auxsentiments chevaleresques.

– Mon bon, répondit Walleinstein, j’aitrente et un ans, je suis à mon aise, j’aime le bon vin, les bellesfilles et les bons cigares ; mais j’estime que pour satisfairede semblables appétits il est de première nécessité d’avoir un bonestomac et une santé parfaite.

Ensuite, je tiens à mon physique. Ce n’est pasprécisément celui d’un Adonis, mais tel qu’il est, il a son petitsuccès.

Or, une balle qui me crèverait un œil, ou uncoup d’épée qui me percerait un poumon, dérangerait tous mes planset détruirait l’harmonie de mon existence.

En ce moment, Aspasie, que j’ai connue unefille de sens et d’esprit, aurait bien plus besoin d’uneconsultation du docteur Blanche que d’un amoureux ; si le goûtte prend de te faire tuer pour elle, ne te gêne pas.

Si tu as le bonheur de tuer ce monsieur enquestion, gêne-toi moins encore. Je suis un homme calme comme tudis et je sais attendre.

Aspasie redeviendra raisonnable un jour oul’autre, et elle sait bien que je ne laisse pas protester ma paroleplus que mes lettres de change.

Sur ces mots, le baron Walleinstein se leva,mit son paletot, enroula un foulard autour de son cou, alluma unnouveau cigare et tendit la main à Aspasie :

– Adieu, chère, dit-il.

– Au revoir, juif immonde ! dit-elleen riant.

Et elle demeura tête à tête avec lemarquis.

– Mon cher, dit-elle alors, savez-vousque la besogne est rude ?…

– Tant mieux !

– Cet homme que j’ai aimé, cet homme queje hais et dont j’ai juré la mort…

– Eh bien ?

– Il est le meilleur élève deGâtechair.

– Que m’importe !

– Il tire le pistoletmerveilleusement.

– Je vous aime… murmura le marquis en semettant aux genoux d’Aspasie.

Son nom ?

– Je vous l’enverrai.

– Pourquoi ne point me le dire tout desuite ?

– C’est une idée à moi… Où irez-vous enme quittant ?

– Je ne sais pas.

– Êtes-vous toujours du Club desAsperges ?

– Toujours.

– Allez-y et attendez…

Et Aspasie congédia le marquis.

Celui-ci s’en alla en soupirant.

Quelques heures avaient suffi pour le rendreamoureux fou !

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