Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 28

 

Ce soir-là, après le départ de sa mère, Luciens’était senti plus triste encore que de coutume. Ce mystère quipesait sur sa naissance, les angoisses inexplicables auxquelles samère paraissait souvent en proie, le torturaient.

Un mois auparavant, tout entier à son amourpour Marie Berthoud, Lucien envisageait l’avenir avec joie.

Maintenant qu’il connaissait sa mère, l’avenirl’épouvantait.

Bien longtemps après que la jeune fille et levieux professeur se furent retirés, Lucien cherchait en vain lesommeil.

Il avait la fièvre comme aux premiers jours desa blessure, et s’agitait vainement sur son lit.

Deux heures du matin, puis trois heuressonnèrent successivement.

Les noirs pressentiments de Lucienaugmentaient. Il lui semblait que quelque chose de terrible allaits’accomplir pour lui.

À de certains moments de la vie, l’espritsemble être doué tout à coup d’une lucidité surnaturelle et, pourainsi dire, d’une seconde vue.

Et tandis qu’il était en proie auxhallucinations les plus étranges, oubliant presque sa fiancée pourne plus songer qu’à cette mère si jeune et si belle encore, maisqui semblait porter sur son front le sceau de la fatalité et avaitdéjà souffert les tortures d’une longue vie tourmentée, un bruit sefit à son oreille.

La nuit, ceux que la fièvre agite ont unefinesse d’ouïe qui tient du prodige.

Le bruit qu’avait entendu Lucien étaitpourtant fort naturel.

C’était celui de la porte cochère de la maisonqui s’ouvrait et se refermait.

Cela n’avait donc rien que de naturel, etcependant Lucien sentit battre son cœur avec une précipitationsoudaine.

Une voix secrète lui cria :

– C’est pour toi qu’on ouvre cetteporte.

Son oreille, obéissant pour ainsi dire à sapensée, se transporta dans l’escalier.

Un pas léger vint jusqu’à lui.

Le pas d’une femme qui montait l’escalier entoute hâte.

Puis la sonnette de l’appartement tinta, commeagitée par une main fiévreuse.

Lucien bondit hors de son lit.

Depuis qu’il était entré en convalescence,depuis qu’il était devenu inutile de le veiller, Lucien couchaitseul dans son appartement, et son valet de chambre avait reprispossession de la mansarde qu’il occupait dans le haut de lamaison.

Lucien s’enveloppa tout à la hâte dans unerobe de chambre, ne prit point la peine d’allumer une bougie ets’élança vers l’antichambre. Il ouvrit la porte, et, en dépit del’obscurité et bien qu’il ne pût voir son visiteur ou sa visiteuse,il dit :

– Ma mère !

– Oui, c’est moi, mon enfant, répondit lavoix émue de milady.

Et elle entra.

Lucien la prit dans ses bras et luidit :

– Oh ! venez, je vous attendais…

– Tu m’attendais ? fit miladysurprise.

– Oui, quand la porte d’en bas s’estouverte, quelque chose m’a dit : voilà ta mère !

Et il emporta plutôt qu’il n’entraîna miladydans sa chambre.

Un reste de feu brûlait dans la cheminée,projetant une certaine clarté dans la chambre, si bien que Lucienne songea même pas à allumer un flambeau.

Milady se laissa tomber sur un siège etdit :

– Lucien, mon enfant, je viens te fairemes adieux.

– Ma mère !

– Mes adieux ! répéta-t-elle.

Lucien éperdu s’agenouilla devantelle :

– Mais où allez-vous ma mère ?

– Je pars.

– Oh ! c’est impossible !

– Et nous ne nous reverrons jamais…

Il jeta un cri, lui prit les mains et lesétreignit convulsivement dans les siennes.

– Vous voulez donc que je meure ?fit-il.

– Non, je veux que tu sois heureux.

– Heureux ! heureux sans vous ?Ah ! ma mère ! fit-il avec une explosion de douleur.

– Tu seras heureux avec ta jeune femme,poursuivit milady.

– Mère ! mère ! s’écria Lucienhors de lui, tu veux donc me tuer ?

Mais milady dont les reflets rouges du foyeréclairaient le pâle visage, regarda son fils et lui dit d’une voixémue, mais empreinte d’une résolution et d’une sérénitésubites :

– Lucien, je suis venue au milieu de lanuit parce que je voulais avoir avec toi un entretien solennel etsuprême.

Tu sais que je suis ta mère, mais tu ignoresmon nom, et je t’ai dit que tu ne connaîtrais jamais ton père.

Lucien courba la tête et ne répondit pas.

– Lucien, poursuivit milady, à l’heuresuprême de la séparation…

– Oh ! ma mère, pourquoi parlerainsi ?

– À cette heure suprême, continua-t-elle,je ne veux pas que mon fils puisse me mépriser.

– Te mépriser !

– Lucien, mon enfant bien-aimé, votrepère vit et vous aime…

– Mon père vit, mon père m’aime !s’écria Lucien avec un accent plein de délire.

– Votre père est à Paris.

Lucien jeta un cri.

– Mais, avant le point du jour, il auraquitté cette grande ville, acheva milady, et vous ne le reverrezjamais.

– Oh ! dit Lucien avec une voixaffolée, tout ce que vous dites-là est impossible, ma mère !Quoi mon père est à Paris… et je ne le verrais pas ?

Milady secoua la tête :

– Je vous le répète, dit-elle, votre pèreet moi nous aurons quitté Paris avant le point du jour.

– Oh !

Et ne pensez-vous pas qu’il faut un motif bienimpérieux pour qu’un père passe à côté de son enfant sans luiouvrir ses bras, pour qu’une mère se sépare de lui àjamais ?

Et milady fondit en larmes.

– Ma mère ! ma mère ! disaitLucien agenouillé devant elle, ma mère, dites-moi que je fais unrêve horrible !

– Moins horrible que la réalité, dit-elleen essuyant ses larmes.

Et comme il la regardait avec épouvante, elleajouta :

– Lucien, votre père est condamné àmort !

Lucien se redressa, puis il chancela etfaillit tomber à la renverse.

Mais Dieu lui donna sans doute en ce momentune force surhumaine, car il dit avec un accent de volonté et derésolutions subites :

– Ma mère, si épouvantable que puisseêtre la vérité, je veux la savoir.

– Je parlerai… murmura milady.

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