Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 31

 

Rocambole se plaça à une table voisine etdemanda en allemand la Gazette de Cologne.

Puis, quand le garçon la lui eut apportée, ils’enveloppa dedans de telle façon qu’il devint pour ainsi direinvisible.

Milady et le major Hoff causaient toutbas.

Mais Rocambole avait l’oreille fine et il neperdit pas un mot de leur conversation.

Milady disait :

– Comme il est beau, mon fils !

– Ah ! pensa Rocambole, il paraîtqu’elle l’a vu.

– Il est beau et distingué, poursuivitmilady, et le mélange du sang anglais et du sang indien lui sied àravir. Il est blanc comme moi, mais il a les yeux ardents et lesformes souples et nerveuses de son père.

Le major fit la grimace.

– Oh ! milady, dit-il, ne parlez pasainsi.

– Pourquoi ?

– Je suis jaloux.

Milady haussa les épaules.

– Ne vous en défendez pas, poursuivit lemajor Hoff qui eut dans les yeux un éclair de sombre colère, vousl’aimez encore !

– Qui ?

– Ali-Remjeh.

Milady eut alors un éclat de rire si franc, sinet, si railleur, que la colère de Franz tomba.

– Oh ! dit-il, c’est que je vousaime, moi, c’est que je suis jaloux.

Milady eut pour lui ce regard de la femmedéchue pour son dernier amant.

– Sois tranquille, dit-elle. J’ai aiméAli-Remjeh, tu le sais, avec frénésie, avec délire, comme latigresse des jungles de son pays aime le tigre royal. Mais, folled’amour, la tigresse n’abdique ni sa fierté, ni ses fureurs.Ali-Remjeh m’a abandonnée !

Pendant vingt années, tandis que je me tordaissous le remords, cet homme rentré dans son pays ne s’est souvenu demoi à de longs intervalles que parce que nous avions un fils.

Aujourd’hui que toutes ses ambitions sontsatisfaites, que sa vie politique est finie, qu’il est lasd’exercer ce pouvoir mystérieux dont il a tant abusé, aujourd’huique le besoin de vivre en paix, en bon gentleman qui n’a rien àfaire, s’est emparé de lui, il s’est dit : « J’ai laisséen Europe une femme et un enfant. C’est une famille. Allons laretrouver. »

– Oui, murmura Franz, il a dû se diretout cela.

– Il a eu tort, dit froidementmilady.

– Ah !

Et Franz regarda la belle Anglaise d’un airtimide.

Milady reprit :

– Je te méprise, toi, et quand je faisappel à mes souvenirs de fille de race, je ne puis oublier que tues un vil laquais.

– Madame…

– Attends donc ! je te méprise, maisle crime a établi entre nous une sorte d’égalité que je subis. Jete méprise et je t’aime…

Franz eut comme un éblouissement.

– Je te méprise et je t’aime, poursuivitmilady, parce que tu es entré si complètement dans ma vie que je nepourrais plus me passer de toi. Et puis, tu m’es dévoué comme lechien l’est à son maître, tu as fini par aimer mon fils. Je suisune parricide, le sang de mon père couvre mes mains, et ces mainstu les dévores de baisers.

– C’est vrai, dit Franz avecenthousiasme.

– Ne sois donc plus jaloux, poursuivitmilady, car je n’aime plus Ali-Remjeh.

– Oui, mais peut-être vous aime-t-ilencore ?

– Qu’importe !

– Et vous savez bien que si cet homme amis dans sa tête que vous seriez sa femme…

– Je la serai, n’est-ce pas ?

– Oui.

Milady eut un sourire de démon :

– Écoute-moi bien, mon pauvre Franz,dit-elle.

– Parlez, milady.

– Ali-Remjeh, à cette heure encore, estle chef des Étrangleurs ?

– Sans doute.

– À ce titre, il dispose d’une arméeténébreuse et dominée par le fanatisme qui exécute sesvolontés.

– Quelles qu’elles soient, dit Franz avecconviction.

– Mais il veut quitter le pouvoir…

– Il le dit, du moins.

– S’il ne le quitte pas, il restera dansl’Inde et nous n’avons plus rien à craindre.

– C’est juste.

– S’il le quitte, c’est pour venir enEurope, retrouver sa femme et son fils, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Alors Ali-Remjeh devient un homme commetous les hommes, ce me semble.

– Bon !

– Il est riche, il est heureux… il n’estplus à craindre.

– Je ne vous comprends pas, milady.

– Écoute encore. Ali-Remjeh veutm’épouser.

– Vous refusez ?

– Non, j’accepte.

Franz eut un haut-le-corps.

– J’accepte, poursuivit milady. Ilreconnaît son fils. Mon fils a un nom ; car, par sa mère quiétait Anglaise, Ali-Remjeh appartient à l’aristocratiebritannique.

– Eh bien ?

– Eh bien ! le reste te regarde, ditfroidement milady. Tu es un homme de ressources et d’esprit, Franz.Ali-Remjeh n’aura plus les Étrangleurs à ses ordres.

– Bon !

– Sa poitrine ne sera plus invulnérable.Si le poignard te répugne…

– Achevez, madame, dit Franz toutfrémissant.

– Il y a le poison, acheva milady.

Ces derniers mots furent suivis d’un moment desilence.

À de certaines heures, le silence est unacquiescement.

Rocambole, qui lisait toujours la Gazettede Cologne et ne faisait pas un mouvement, n’avait pas perduune syllabe de cette étrange conversation.

Franz reprit enfin :

– Alors, que comptez-vous faire,madame ?

– Voir le représentant d’Ali-Remjeh.

– Sir James Nively ?

– Oui.

– Que lui direz-vous ?

– Que je suis prête à recevoir Ali-Remjehà bras ouverts.

– Ah !

– Mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que, avant la conclusion dumariage, on m’aura débarrassée à tout jamais de cette petitebohémienne qui peut, un jour ou l’autre, réclamer l’héritage de masœur, c’est-à-dire de sa mère.

– Et quand verrez-vous sirJames ?

– Demain.

– Vous y conduirai-je ?

– Non, je veux y aller seule.

– C’est bien. À quelle heure ?

– Dès le matin.

Franz s’inclina. Puis, il jeta un regardfurtif autour de lui, pensant un peu tard que, peut-être, on avaitpu saisir quelques bribes de son entretien avec milady.

Mais il ne vit personne. Les tables étaientdésertes tout à l’entour de la sienne, on commençait à baisser ladevanture en fer du café, et une heure du matin sonnait.

L’homme à la Gazette de Colognelui-même, ce Germain blond sur lequel le major Hoff avait une foislevé un regard distrait, avait disparu.

**

*

Quelques heures après, c’est-à-dire vers huitheures du matin, Rocambole, redevenu le major Avatar, se présentaitavenue de Marignan, à la grille de l’hôtel que sir James avaitdonné à Vanda.

Il sonna.

Un domestique vint lui ouvrir.

– Sir Nively ? demandaRocambole.

– Son Honneur est absent, répondit levalet de chambre.

– Mais madame y est, reprit Rocambole,qui s’attendait à cette réponse.

– Non, monsieur.

– Comment ! non ?

– Madame est sortie hier soir et n’estpas rentrée.

– À quelle heure donc ?

Le valet était loquace :

– Ma foi ! dit-il, pour dire àmonsieur la vérité, ni moi ni les autres personnes de l’hôtel n’ensavent rien. On nous avait permis de sortir. Quand nous sommesrentrés, vers trois heures du matin, nous avons trouvé les portesouvertes et l’hôtel vide.

Monsieur et madame avaient disparu !

– C’est bizarre ! murmura Rocambolequi s’expliquait très bien qu’on n’eût pas trouvé le baronnet, maisqui se demandait vainement ce que pouvait être devenue Vanda.

Et il entra dans l’hôtel, la sueur au front,en proie à un pressentiment funeste…

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