Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 37

 

Le faux commissionnaire et le prétendu placeuravaient pris chacun une chaise, s’étaient assis l’un auprès del’autre et causaient à voix basse.

Timoléon disait :

– Tu te souviens qu’au moment où nousarrivions, hier soir, à l’hôtel de la rue Marignan, un fiacrestationnait auprès du jardin ?

– Oui.

– Ce fiacre était celui de Rocambole, etil a servi à faire le coup et à enlever l’Anglais. Nous n’étionspas de force à nous opposer à l’enlèvement, et nous avons bien faitde nous borner à mettre la main sur la belle Vanda.

– Ah ! par exemple, dit lePâtissier, je suis un peu de l’avis de la Chivotte, moi.

– Vraiment ? dit Timoléon.

– Il valait bien mieux s’en débarrassertout de suite.

Timoléon haussa les épaules :

– Je vous ai dit que j’avais mon idée.Par conséquent, laissez-moi tranquille.

Le Pâtissier inclina la tête en signe desoumission.

– Revenons au fiacre, dit Timoléon. C’estdans un fiacre que Rocambole a emmené l’Anglais ?

– Oui.

– Il y a en bas, à la porte, les tracesd’un fiacre.

– Bon !

– Et dans la boutique deux empreintes depas, un pied lourd, écrasé, celui de Milon sans doute, qui portaitl’Anglais sur ses épaules ; une botte fine, légère, et qui nepeut qu’appartenir à Rocambole.

– Alors ils sont venus ici ?

– J’en suis sûr.

– Le fruitier serait complice ?

– C’est un cheval de retour.

– Bon ! compris… Mais où ont-ilscaché l’Anglais ?

– Je ne sais pas ; mais je le sauraice soir. Maintenant, écoute bien.

– Voyons ?

– Tu vas rejoindre la Chivotte.

– Elle m’attend au coin du boulevard etde la rue Saint-Martin.

– La demoiselle est trop bien ficeléepour qu’il lui soit possible de bouger, continua Timoléon, faisantallusion à Vanda ; elle aura peut-être bien quelques démêlésavec les rats ; mais c’est au petit bonheur, et on ne peut pastout prévoir. Seulement, je ne veux pas qu’elle meure de faim. J’aibesoin qu’elle vive, au contraire.

– Mais…

– Pâtissier, dit froidement Timoléon, tuveux te venger de Rocambole, n’est-ce pas ?

– Si je le veux !

– Eh : bien ! faisattention à ceci : Si mes ordres ne sont pas suivis de pointen point, je ne réponds de rien. Il y a mieux : je te laisseet je fais la paix avec Rocambole.

Cette menace arracha un frisson auPâtissier.

– Suffit ! dit-il, parlez…

– Ce soir, à la brune, tu iras avec laChivotte à l’hôtel du Dab. Vous emporterez un panier deprovisions, et vous ne vous en irez pas que la demoiselle n’aitsoupé.

– Faudra-t-il lui délier lesmains ?

– Sans doute. Mais avant de vous enaller, vous les lui attacherez de nouveau.

– Bon !

– Maintenant, écoute encore. Tu temuniras d’un pistolet.

– Pour quoi faire ?

– Pour casser la tête à la Chivotte, sielle se livre envers cette femme à la moindre violence.

– On vous obéira, patron.

Timoléon parut réfléchir un moment.

– Tu vois qu’il y a ici deux fenêtres,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Celle qui est la plus près de la rueSaint-Martin restera fermée toute la soirée. Aux environs de minuittu passeras dans la rue.

– Et je regarderai la fenêtre ?

– C’est cela. Si tu la voisentre-bâillée, tu t’approcheras de la porte, je l’aurai ouverte. Tun’auras qu’à la pousser pour entrer. Tu ôteras tes souliers et tumonteras ici sans bruit. Alors nous nous mettrons à la recherche del’Anglais.

D’ici là, je vais étudier le plan de la maisonet les habitudes des locataires.

Le faux commissionnaire s’en alla muni detoutes ces recommandations.

Timoléon acheva de ranger son petit ménage,après avoir remplacé son chapeau par une casquette à double visièreen forme d’abat-jour qui achevait de le rendre méconnaissable.

Il passa une partie de la matinée abritéderrière les persiennes de cette fenêtre qu’il avait signalée auPâtissier, espérant voir soit Rocambole, soit Milon.

Mais ni l’un ni l’autre ne parut.

Trois ou quatre bonnes sans places croyant àun bureau de placement sérieux se présentèrent successivement.

Timoléon les inscrivit gravement et leur dit àtoutes :

– Vous reviendrez demain matin.

Vers midi, il descendit chez le fruitier etacheta un morceau de fromage, une demi-chopine et deux ronds desaucisson.

Puis il remonta dans son bureau.

– Voilà un vieux brave homme, dit lefruitier à sa femme, qui ne fait pas grand bruit.

– Pourvu qu’il paye ! dit lafemme.

– On verra ça dans trois mois, réponditle fruitier.

Et il ne s’occupa plus de son nouveaulocataire.

À la brune, Timoléon sortit de nouveau.

Il trouva le fruitier dans l’allée, et le basde l’escalier encombré.

Deux garçons marchands de vin de Bercy étaienten train de descendre une futaille dans la cave, non point parcette trappe que Timoléon avait remarquée dans l’arrière-boutique,mais par l’escalier qui était à l’usage de tous les locataires.

La futaille était lourde. À un certain moment,elle entraîna celui des garçons qui se tenait en haut del’escalier, et le fruitier, posant sa chandelle sur la premièremarche, dégringola dans la cave en disant :

– Attendez ! je vais vous aider…

– Puis-je vous donner un coup demain ? demanda Timoléon.

– Ce n’est pas de refus.Éclairez-nous.

Timoléon prit la chandelle etdescendit :

– Il est plein de complaisance, ce vieuxbonhomme, pensa le fruitier.

Timoléon éclairait les garçons et le fruitieravec une patience inépuisable.

La pièce de vin arriva sans encombre au bas del’escalier et fut poussée dans un caveau que le fruitierouvrit.

– Bon ! pensa-t-il, je n’aurai pasbesoin de passer par la buvette.

Il jeta un coup d’œil à la serrure qui fermaitla porte de communication et se dit encore :

– Cela doit s’ouvrir avec une paille.

Enfin, – et il éprouva même une légèreémotion, – il remarqua dans le caveau où l’on venait de ranger lafutaille, sur le sol humide et boueux une nouvelle empreinte depas, en tout semblable à celle du matin.

La botte qu’il croyait être celle de Rocamboleavait passé par là.

– Venez donc que je vous paye unvermouth ? dit le fruitier qui voulait reconnaître lacomplaisance de son nouveau locataire.

Timoléon, remonté dans la boutique, trinquaavec les deux garçons du port de Bercy ; puis il annonça qu’ilallait dîner dans une gargotte du voisinage.

Et il sortit.

Comme il tournait l’angle de la rue duVert-Bois, il se trouva face à face avec un homme qui marchaitprécipitamment et le bouscula même en passant.

– Excusez, le vieux ! dit-il d’unevoix émue.

C’était Milon.

Milon n’avait pas reconnu Timoléon.

Mais Timoléon l’avait reconnu.

– Bon ! pensa-t-il, Rocambole et luisont à la recherche de Vanda, et il vient savoir si on ne l’auraitpas aperçue rue du Vert-Bois.

Et il continua son chemin, riant sous cape,c’est-à-dire sous sa casquette à double visière.

**

*

Le nouveau locataire du fruitier ne rentra quevers dix heures du soir, et il prit dans la boutique son chandelierde cuivre et sa clé.

Deux hommes faisaient la partie dans labuvette sur un tapis graisseux.

Timoléon, qui connaissait tous les voleurs deParis, reconnut le Chanoine et la Mort-des-braves.

– Les gardes du corps de monsieurMarmouset, se dit-il.

Et il monta après avoir souhaité le bonsoir àson propriétaire et à son épouse.

Puis, s’abritant derrière les persiennesfermées, il éteignit sa chandelle et murmura :

– Maintenant, attendons que la boutiquedu fruitier soit fermée.

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