Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 3

 

– Mon ami, disait Lucien à son ami Paulde Vergis, aussi loin que peuvent remonter mes souvenirs, je mevois, à l’âge de quatre ou cinq ans, dans un grand château forttriste et dans un pays que j’ai vainement cherché, devenu homme,durant les quatre années que j’ai passées à voyager.

Cependant, il me semble que ce devait être enAngleterre ou en Écosse.

Je me souviens de ma mère.

Elle était si jeune et si belle qu’on eût ditma sœur aînée.

Comment en ai-je été séparé ? Est-ce deson plein gré ?

Voilà ce que je ne sais pas, ce que je nesaurai probablement jamais.

Je crois me souvenir encore que ma mèrepleurait quelquefois en me prenant dans ses bras.

Pourquoi ?

Encore un mystère dont je n’aurai jamais laclé.

– Mais enfin, mon bon Lucien, dit Paul deVergis, tu dois te souvenir de ce qui s’est passé lorsque tu as étéséparé de ta mère ?

– Non, car après m’être endormi dans sesbras, je me suis réveillé sur les genoux d’une vieille femme, dansune chaise de poste qui courait un train d’enfer.

À partir de ce moment, ma vie a été un romanvéritable, mon cher Paul.

– Comment cela ?

– Les enfants ont bientôt séché leurslarmes. Après avoir redemandé ma mère pendant quelques heures,quelques jours même, je cessai de pleurer.

La vieille dame m’accablait de caresses et mecomblait de friandises.

Ici il se fait une lacune dans messouvenirs.

Je me revois, quelques années après, dans unpensionnat de jeunes gens, confié à un vieux brave homme deprofesseur qui m’aimait comme son fils.

Je suis resté chez lui jusqu’à l’âge de seizeans.

Mes questions réitérées sur ma mère, sur mafamille, demeurèrent longtemps sans réponse.

Enfin, un jour, M. Berthoud, c’était lenom du brave homme, me dit :

– Mon cher enfant, je ne sais absolumentrien de ce que vous me demandez.

Vous m’avez été confié par un homme encorejeune qui avait un accent allemand assez prononcé. Il m’a payé uneannée de pension d’avance, en me disant que je ne devais rienépargner pour votre éducation.

L’année suivante, j’ai reçu par la poste cinqmille francs et un billet sans signature.

Ces cinq mille francs, disait le billet,étaient destinés à payer votre seconde année.

À mesure que vous grandissiez, la pension,régulièrement payée par la même voie, devenait plus forte.

C’est ainsi que vous avez appris l’escrime,l’équitation, les langues vivantes, la musique et le dessin.

Maintenant, il y a trois mois, j’ai reçu unelettre de la même écriture que celle qui accompagnait chaque annéel’envoi de votre pension.

Dans cette lettre, on m’annonce que vosprotecteurs mystérieux vont prendre une autre détermination à votreégard.

Quelle est-elle ?

Je l’ignore.

Il disait vrai, le pauvre vieux brave homme,ainsi que j’ai pu m’en convaincre par la stupéfaction qui sepeignit sur son visage quelques jours après, lorsqu’il eut ouvertdevant moi la lettre attendue.

Cette lettre était conçue en cestermes :

« Lucien a terminé ses études. D’aprèsles renseignements recueillis, son éducation est accomplie, etc’est un jeune homme raisonnable.

« M. Berthoud est prié de lui rendrela liberté.

« Ci-joint le premier trimestre de lapension qui lui sera servie. »

À la lettre était jointe une traite de millelivres sterling sur la maison de banque Davis-Humphry et C°.

J’avais cent mille livres de rente et madix-septième année n’était pas encore accomplie.

– Et tu n’es pas devenu fou ?demanda M. Paul de Vergis.

– Mon Dieu ! non. Or, écoute encore.Mon pauvre vieux professeur avait une fille de quatorze ans, qu’ilidolâtrait et dont je commençais à être amoureux.

Marie Berthoud était déjà jolie comme un cœuret bonne et charmante !

Je sautai au cou du vieux brave homme et jelui dis :

– J’aime Marie, je l’épouserai et vousvivrez avec nous, et vous partagerez ma fortune.

Mais l’honnête homme me répondit ensouriant :

– On ne se marie pas à seize ans, monfils ; d’ailleurs Marie est encore une enfant. Entre dans lavie, achève de t’instruire, apprends à connaître les hommes…peut-être nous oublieras-tu bientôt, au milieu du tourbillon où tafortune va te jeter, peut-être te souviendras-tu de nousquelquefois.

– Oh ! murmurai-je en l’embrassantencore.

Je priai, je suppliai, je pleurai, l’intègreprofesseur se montra inflexible.

Cependant, comme je paraissais en proie à unvéritable désespoir, il consentit à me faire une promesse.

– Attendons six ans, me dit-il ;dans six ans, tu auras vingt-trois ans, et Marie en aura vingt. Situ l’aimes toujours, nous verrons.

– Tu devines le reste, n’est-ce pas, moncher Paul ? poursuivit Lucien.

Je voyageai deux années, en compagnie d’unjeune professeur.

Au retour je montai ma maison, je me fisrecevoir au Club des Viveurs sous le nom de Lucien deHaas, un nom hollandais qui me dispensait d’avouer que j’ignoraismon vrai nom, et que j’étais sans doute un pauvre bâtard.

Le correspondant mystérieux du vieux Berthouds’adressait maintenant directement à moi, et il avait triplé mapension.

Ce n’était plus mille livres sterling que jerecevais chaque trimestre, mais trois mille.

Mon bonheur eût été complet si, à mon retourd’Égypte, le dernier pays que j’avais visité, j’eusse retrouvé monvieux professeur et sa jolie fille.

Mais le pensionnat avait été vendu, puisdémoli pour laisser passer la rue Lafayette.

Toutes mes recherches furentinfructueuses.

Un ancien camarade de pension que jerencontrai m’affirma que le vieux Berthoud était mort et que safille était mariée à un professeur dans un lycée de province.

Le voyage et le temps effacent bien des choseset atténuent la violence de bien des sentiments.

J’aimais encore un peu Marie, mais la penséequ’elle n’était plus libre m’aida à me consoler.

Je me lançai dans le tourbillon.

J’ai fait des folies, j’ai eu des chevaux desang, des maîtresses de prix, j’ai joué des sommesconsidérables.

Enfin, il y a un an, je me suis embarqué dansune liaison à demi romanesque que j’ai prise un moment pour del’amour.

– Il y a un an ? dit Paul deVergis.

– À peu près.

– C’est donc pour cela que tu as disparuun beau matin ?

– Oui, mon ami.

– Que ton existence est devenuemystérieuse et qu’on ne t’a plus vu nulle part ?

– C’est pour cela.

– Eh bien ! tu esheureux ?…

– Oh ! oui, mais pas de cetteliaison.

– Je ne te comprends plus.

– D’abord, j’ai rompu…

– Ah !

– Mais j’ai fait convenablement leschoses, en gentilhomme que je dois être, en gentleman que je suis àcoup sûr.

– Tu as fait des rentes ?

– J’ai envoyé cent mille francs sousenveloppe, avec une lettre d’adieu.

– C’est parfait, mais pourquoi cetterupture ?

– Tu ne devines pas ?

– Non.

– Mais parce que j’ai retrouvé MarieBerthoud.

Mon premier, mon seul amour.

– Veuve ?

– Pas du tout, elle n’a jamais étémariée, son père n’est pas mort, Marie a vingt et un ans, elle estbelle comme les anges, elle m’aime, et nous nous marions dans huitjours à l’église Saint-Eugène, sa paroisse. Comprends-tu ?

– Mais comment l’as-turetrouvée ?

– Oh ! c’est toute une histoire, etsi tu veux la savoir, prends un cigare sur la cheminée etécoute : l’histoire est longue.

– Voyons ? dit M. Paul deVergis en se renversant dans son fauteuil.

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