Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 29

 

Milady avait le visage bouleversé et baigné delarmes.

Son fils ne pouvait pas ne point se laisserprendre à cette douleur qui paraissait immense.

– Oui, mon enfant, dit-elle, tu as raisond’exiger la vérité et tu sauras…

En même temps elle essuya ses larmes, parutfaire un violent effort sur elle-même et commença ainsi le récit dupetit roman qu’elle avait préparé :

– Mon enfant, je suis Anglaise. Ton pèreest Indien. Par mes aïeux tu descends d’une des plus grandesfamilles d’Écosse ; par ton père, tu es l’héritier d’un rajahégorgé par les Anglais.

À ces mots, Lucien respira.

– Ah ! dit-il, mon père n’est doncpas un criminel ?

– Ton père est le plus noble des hommes,continua milady. Rebelle à l’Angleterre qui voulait l’asservir, ilse battit en désespéré pour défendre le trône de ses ancêtres. Àvingt ans, il était général et tenait un moment en échec toutel’armée de la Compagnie des Indes.

Tombé percé de coups sur son dernier champ debataille, il fut relevé respirant encore ; on lui refusa lamort qu’il demandait à grands cris, et on l’emmena prisonnier àLondres.

Milady s’arrêta un moment et regarda son filsdont le visage s’était, pour ainsi dire, transfiguré.

Lucien se sentait renaître.

– Après, ma mère, après ? fit-ilavec une noble impatience.

– C’est à Londres que je l’ai connu, queje l’ai aimé, que j’ai été adorée par lui.

Et la voix de milady redevint émue.

– Mon père, poursuivit-elle, avaitlongtemps guerroyé dans l’Inde ; il méprisait cette granderace des Indiens et des Maharattes, ou plutôt, il la haïssait.

Il m’eût tuée, s’il avait su que j’avais cédéà l’amour de votre père.

– Je commence à comprendre, murmuraLucien en baissant la tête.

– Non, vous ne me comprenez pas, repritmilady. Un prêtre catholique nous unit secrètement.

Lucien eut une explosion de joie :

– Je ne suis donc pas bâtard ?s’écria-t-il.

– Non, dit milady, mais tu es le filsd’un proscrit. Ton père avait pu s’échapper. Caché à bord d’unnavire marchand, il quitta furtivement l’Angleterre, retourna dansl’Inde et, réunissant les débris de ses partisans, il recommença lalutte.

Cette lutte a duré vingt ans.

Pendant vingt ans, tantôt victorieux, tantôtvaincu, tantôt refoulant les Anglais vers le bord de la mer, tantôtobligé de se réfugier dans les montagnes, il a exaspéré laCompagnie des Indes.

– Et il a succombé ? fit tristementLucien.

– Oui. Il a dû quitter cette terre del’Inde où il n’avait plus de soldats. Sa tête est mise à prix.L’Angleterre le traque. Partout où elle le trouvera, elleparviendra à s’assurer de sa personne.

– Même en France ?

– À cette heure, dit milady, il y a desgens à Paris qui attendent son arrivée pour s’emparer de lui.

– On sait donc qu’il devaitvenir ?

– Oui, pour revoir sa femme et pour voirson fils.

– Mais alors… fit Lucien frissonnant dejoie, je le verrai !

– Non, car il est obligé de fuir cettenuit même. Au Havre seulement, à bord d’un navire qui letransportera en Amérique, il sera en sûreté.

– Ô mon père !… murmura Lucien.

– C’est pour cela, mon enfant, repritmilady, que je viens te faire mes adieux.

– Ma mère !… vous partez !…

– Je suis mon époux.

Lucien jeta un cri, puis entourant milady deses deux bras :

– Et si je partais avec vous ?…

– Toi ?

– Oui.

– Pour l’Amérique ?

– Sans doute.

– Mais ta fiancée ?…

– Nous l’emmènerons.

– Consentira-t-elle à noussuivre ?

– Marie fera ce que je voudrai.

Milady secoua la tête :

– Non, dit-elle, c’estimpossible !

– Ma mère, répéta Lucien, je vais avecvous.

– Mais songe, mon enfant, qu’il faut quenous ayons quitté Paris avant le jour.

– Qu’importe !

– Comment veux-tu que ta fiancée puissenous suivre ?… et toi-même, encore souffrant…

Milady s’arrêta brusquement.

Un bruit de voiture s’était fait entendre dansla rue et venait mourir sous les fenêtres de la maison.

– On vient, adieu ! fit milady.

– Qu’est-ce donc, ma mère ? demandaLucien.

– C’est ton père qui vient me cherchersans doute, répondit-elle.

Et elle s’élança vers une croisée, qu’elleouvrit.

Lucien demeurait à l’entresol.

La fenêtre que milady venait d’ouvrir donnaitjuste au-dessus de la porte cochère.

Une voiture, en effet, venait de s’arrêterdevant cette porte.

Et, de cette voiture, Lucien, frémissant, vitdescendre un homme de haute taille, enveloppé dans un manteau.

– C’est lui, murmura milady.

Et, se penchant, elle prononça quelques motsen langue indienne.

Le cœur de Lucien battait à rompre sapoitrine.

L’homme de haute taille leva la tête et parutlui-même en proie à une vive émotion.

Puis il s’approcha de la porte et sonna.

Alors milady se tourna vers Lucien.

– Tu vas voir ton père, dit-elle.

**

*

Cinq minutes plus tard, cet homme étrangequ’on appelait Ali-Remjeh serrait dans ses bras Lucien palpitant,et il exerçait sur lui son bizarre pouvoir de fascination.

Lucien voyait, dans le bandit et l’assassin,un héros, un martyr de la liberté.

Sa mère était devenue un ange de résignationet de dévouement.

Le jeune homme enthousiaste s’écria :

– Oh ! je pars avec vous et je voussuivrai jusqu’au bout du monde.

– Toi et ta fiancée, dit milady.

– Elle me suivra.

– Eh bien ! dit-elle encore enredevenant tout à coup effrayée… partons, alors, partons, au plusvite !

Elle songeait au major Avatar qui lui avaitaccordé un jour de réflexion et qui, dans quelques heures, nonseulement s’opposerait à son départ précipité, mais dirait àLucien :

– Vous vous croyez le fils d’unhéros ; vous êtes l’enfant d’une parricide et d’unbandit !

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