Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 6

 

Pendant quelques secondes, on eût entenduvoler une mouche dans le salon.

Un silence de mort s’était fait.

M. de Rouquerolles le rompit lepremier.

– Je n’accuse pas, dit-il, sans donner àceux que j’accuse le droit de se défendre.

– Qui donc accusez-vous ? demandaLucien.

– Vous, dit froidement le marquis.

Ce fut l’étincelle qui met le feu à la mine etamène aussitôt l’explosion.

– Marquis, dit Lucien, il me faut toutvotre sang, et je vous tuerai demain.

– C’est votre droit, répondit lemarquis.

– Mais, reprit Lucien, auparavant, jeveux que vous posiez nettement votre accusation.

– Vous y tenez ? fitM. de Rouquerolles avec une raillerie écrasante.

– Oui.

– Vous vous appelez non Lucien de Haas,mais Lucien tout court.

– Après ?

– Vous n’avez pas d’autre nom.

– Après ?

– Vous êtes bâtard…

– Vous n’en savez rien, ni moi nonplus.

– Vous êtes le fils de quelque femmeperdue…

– Assez ! s’écria Lucien.

Et il bondit vers le marquis et le frappa auvisage.

Puis se tournant vers les assistantsdouloureusement émus :

– Messieurs, dit-il, cet homme qui, hierencore, se disait mon ami, à qui je n’ai fait aucun mal, vient decommenter lâchement le secret de ma naissance.

Un pareil outrage ne se lave qu’avec du sang.C’est affaire à moi et non à d’autres.

Mais j’ai vécu parmi vous, et depuis que vousme connaissez, quelqu’un peut-il me reprocher une action quelconquequi ne soit pas celle d’un galant homme ? Non, n’est-cepas ?

– Assurément non, murmurèrent plusieursvoix.

– Je te tiens pour le plus loyal et lemeilleur des hommes, dit Paul de Vergis. On t’a insulté, je seraiton témoin. Quel est mon second, messieurs ?

Mais alors, il se passa une chose inouïe.

Personne ne répondit :Moi ! Personne ne s’offrit pour assister Lucien surle terrain.

Et le malheureux jeune homme jeta un cri etappuya ses deux mains convulsives sur sa poitrine, comme s’il eûtété frappé à mort.

– Ma mère ! murmura-t-il, mamère ! vous que je ne connais pas, mais que je revois belle,souriante et majestueuse comme une fille de roi, dans mes souvenirsd’enfant, ma mère ! il ne se présentera donc personne pourvoir votre fils vous venger ?

Et comme il disait cela, un nouveau personnageentra dans le fumoir.

C’était un homme de trente-huit à quaranteans, d’une beauté pâle et triste, portant des moustaches, et ayantune redingote à brandebourgs boutonnée militairement.

– Bon ! murmura quelqu’un, en voicibien d’une autre. Les morts reviennent.

– Et les vivants arrivent de voyage,répondit l’homme aux brandebourgs.

Ce personnage, sur qui venait de se concentrerl’attention générale, avait été, sept ou huit mois auparavant, lehéros et la victime momentanée d’une singulière méprise.

On le nommait le major Avatar.

Officier russe, longtemps prisonnier deSchamyl au Caucase, le major avait été présenté au  Clubdes Asperges par le marquis de B…

Pendant plusieurs semaines, l’hôte forcé del’émir de Circassie avait été le lion de Paris.

On avait écouté et redit avec enthousiasme lesrécits de sa captivité, on s’était raconté ses aventuresromanesques.

Puis, un matin, le major Avatar avait étéarrêté et le bruit s’était répandu que l’officier russe n’étaitautre qu’un forçat célèbre du nom de Rocambole, évadé quelques moisauparavant du bagne de Toulon.

Paris avait été en grand émoi pendantplusieurs jours. Puis la lumière s’était faite.

Une grande dame, une femme célèbre jadis sousle nom de Baccarat, avait déclaré que le major Avatar neressemblait nullement à Rocambole.

La parole de la comtesse Artoff n’était miseen doute par personne.

Le major Avatar s’était trouvé réhabilité, etplus que jamais le  Club des Asperges s’était montréfier de le posséder dans son sein.

C’était donc le major Avatar qui arrivait.

– Messieurs, dit-il froidement, que sepasse-t-il donc parmi vous ? Il me semble que l’on est un peuagité ici.

– Major, dit M. Paul de Vergis, jevais vous mettre au courant d’un seul mot. Mon ami M. Luciende Haas a donné un soufflet au marquis de Rouquerolles.

– Bien.

– Je suis l’un des témoins de Lucien.

– Et vous en cherchez unsecond ?

– Justement.

– Ne cherchez plus, dit le major Avatar.J’accepte la mission.

Lucien s’avança vers lui les mainstendues.

– Monsieur, criaM. de Rouquerolles, dans ma famille on n’a jamais dormisur un soufflet en guise d’oreiller. Il fait un beau clair de luneau Bois. Qu’en pensez-vous ?

– Je suis à vos ordres, dit Lucien.

– À l’épée, jusqu’à ce que mort s’ensuive, poursuivit M. de Rouquerolles.

– Je l’entends bien ainsi, réponditLucien.

**

*

Dix minutes après M. de Rouquerolleset deux de ses amis montaient en voiture.

Lucien, M. de Vergis et le majorAvatar les imitaient et les deux adversaires roulaient vers le Boisavec leurs témoins respectifs.

– Mais quel a donc été le point de départde la querelle ? demanda le major Avatar, c’est-à-direRocambole, car c’était bien lui.

– Le marquis a insulté ma mère, réponditLucien.

Rocambole avait ce tact exquis que donnel’habitude de la haute vie.

En demander plus long eût été une insulte.

– C’est bien, dit-il, je vouscomprends.

M. de Vergis demeurait rue duColysée.

On passa chez lui pour y prendre desépées.

À deux heures du matin on arrivait au Bois,par la grande grille de l’avenue de l’Impératrice, la seule qui neferme pas la nuit.

À pareille heure, le Bois est désert, lesgardiens sont couchés, et pour peu qu’il fasse un beau clair delune, l’esplanade qui s’étend au nord du premier lac est l’endroitle plus commode pour un duel.

Ce fut là que les fiacres s’arrêtèrent.

L’irritation des deux adversaires était tellequ’il ne fallait pas songer à prolonger les préliminaires.

On tira les épées au sort.

Le sort fut favorable àM. de Rouquerolles.

C’est-à-dire qu’il devait se battre avec sesépées.

Le froid était si piquant qu’il fut convenuqu’on se battrait en redingote.

– Allez, messieurs, dit le majorAvatar.

Lucien et M. de Rouquerolless’attaquèrent avec fureur.

Tous deux étaient braves, tous deux tiraientmerveilleusement bien.

Pendant deux minutes, on n’entendit que lecliquetis du fer froissant le fer ; puis, tout à coup, Lucienadressa la parole au marquis :

– Monsieur, lui dit-il, dans quelquessecondes l’un de nous sera mort ; me refuserez-vous, à cemoment suprême, de me dire quel mobile a pu vous déterminerainsi ?

– Aspasie m’a promis de m’aimer, si jevous tuais, répondit le marquis.

Et il se fendit, et son épée disparut dans lapoitrine de Lucien.

Mais Lucien ne tomba point ; Lucien nelaissa point échapper son épée, et commeM. de Rouquerolles se mettait vivement en garde, Lucienmurmura :

– Aspasie n’aura pas à tenir sa promesse,à moins qu’elle ne vous pleure.

Il se fendit à son tour, et le marquis jeta uncri et tomba roide mort.

Alors Lucien s’affaissa lentement sur lui-mêmeen vomissant une gorgée de sang.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer