Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 15

 

Miss Anna et son fiancé arrivèrent au bout detrois jours.

Miss Ellen vêtue de noir les reçut au seuil dela chambre mortuaire.

Elle manifestait une grande douleur.

Miss Anna et son fiancé trouvèrent lecommodore étendu sans vie sur un lit de parade.

Tous les médecins de Glasgow avaient été d’unavis conforme.

Le commodore avait succombé à une attaqued’apoplexie foudroyante.

Miss Anna voulait faire embaumer sonpère ; mais miss Ellen s’y opposa en disant que le commodoreavait souvent manifesté le désir que son corps fût laissé en reposaprès sa mort.

Les funérailles furent commandées avec grandepompe.

Ce fut le fiancé de miss Anna qui yprésida.

Par ses soins les dépouilles du défunt furentplacées dans un triple cercueil de chêne, de plomb et d’argentmassif.

Puis le cercueil fut recouvert d’un drap noirsemé de larmes d’argent et sur lequel on plaça l’écusson, lesinsignes et les décorations du commodore.

Puis encore on plaça le cercueil dans unechambre convertie en chapelle ardente.

Alors seulement le fiancé de miss Anna crutpouvoir prendre quelque repos.

Miss Anna pleurait son père et miss Ellensanglotait.

On eût dit que la douleur de la déshéritéeétait plus grande que celle de la fille qui s’attendait àrecueillir la succession tout entière.

La nuit qui devait précéder les funéraillesétait venue.

Un ministre presbytérien priait auprès ducercueil dans la chapelle ardente et le dernier coup de minuitvenait de sonner à la plus proche église.

Le ministre était pourtant un homme sobre etpieux ; il avait passé bien des nuits auprès des morts, etjamais ses paupières ne s’étaient alourdies.

Cependant, tout à coup, le livre qu’il avait àla main lui échappa, ses yeux se fermèrent et il s’endormit.

Alors deux hommes entrèrent, apportant surleurs épaules un objet assez lourd qu’il était facile dereconnaître pour une figure de cire.

Cette figure dont les traits imitaient à s’yméprendre les traits du défunt, était revêtue d’un habit rougecomme celui du commodore.

Placée à côté du vrai corps, sur le même litde parade, elle eût fait illusion.

Les deux hommes qui l’avaient apportée laplacèrent dans un coin, puis poussèrent du pied le ministre qui nes’éveilla point.

Et s’étant enfermés dans la chapelle ardente,ils se mirent en devoir de débarrasser le cercueil du drapmortuaire et de le dévisser.

Quand les trois couvercles eurent étésuccessivement enlevés, ils prirent à bras le corps le vraicommodore, le retirèrent du cercueil et mirent à sa place la figurede cire.

Ces deux hommes étaient Bob et Franz.

Al-Remjeh avait disparu.

Franz, qui avait un moment tenu le commodoredans ses bras, dit à Bob :

– Il n’est que temps. Le cœur commence àbattre, il va revenir à lui et il eût fait un joli vacarme dans lecercueil.

– Il pourra faire du bruit tout à sonaise là où nous le transporterons, répondit Bob en ricanant.

La maison de Glasgow habitée par le commodoreet ses filles était de construction féodale.

Les Perkins d’un autre âge l’avaient faitconstruire à une époque où toute habitation noble devait avoir saprison et ses oubliettes.

Miss Ellen et Franz, ou plutôt Ali-Remjeh,avaient découvert au fond des caves un souterrain dans lequel ondescendait par cent marches de pierre.

Au fond de ce souterrain était un cachot desix pieds carrés.

Ce fut là que Franz et Bob transportèrent lecommodore encore en léthargie, mais prêt à revenir à lui.

Et quand ses yeux se rouvrirent, quand il eutrecouvré l’usage de ses sens, le malheureux vieillard se vit danscet affreux réduit.

Il avait des chaînes aux pieds et aux mains etil était attaché par la ceinture à un énorme anneau fixé dans lemur.

D’abord le vieillard se crut le jouet dequelque horrible rêve.

Mais le poids de ses chaînes l’eut bien viterappelé au sentiment de la réalité.

Alors il se mit à crier.

Ses cris demeurèrent sans écho. Les murs deson cachot étaient trop épais pour les laisser passer audehors.

Il hurla. Ses hurlements s’éteignirent.

Enfin, au bout de quelques heures, un hommeentra, apportant une cruche d’eau et du pain.

Cet homme c’était Franz.

Franz posa ces tristes aliments auprès duprisonnier et lui dit :

– De la part de ta fille bien-aimée, missEllen.

Et pendant six années le vieillard vécut là,dans ce cachot, sans autre geôlier que Franz qui lui apprenaitsuccessivement, avec une joie féroce, les bonheurs de miss Ellen etles infortunes de miss Anna.

Enfin, un soir, Franz eut pitié de lui etl’étrangla.

**

*

Maintenant qu’étaient devenues miss Ellen etmiss Anna ?

Cette dernière savait que son père avait faitun testament en sa faveur.

Mais on eut beau chercher le testament, on nele trouva point.

Et miss Ellen hérita de la moitié del’héritage de son père qui laissait une fortune immense.

Six mois après les funérailles de la figure decire, qu’on avait mise à découvert, au cimetière, l’espace dequelques secondes, pour obéir à l’usage et que tous les assistantsavaient prise pour le vrai corps du commodore, – six mois après cesfunérailles, miss Anna épousa son fiancé.

Mais, chose étrange, le lendemain même de sesnoces, en s’éveillant, le jeune époux jeta un cri de surprise etd’effroi.

La poitrine nue de miss Anna endormie étaittatouée de signes mystérieux et bizarres.

Les Étrangleurs l’avaient marquée pendant sonsommeil.

Le soir, le mari de miss Anna étant sortipendant quelques heures dans les rues de Glasgow, fut étranglé dansun carrefour, et si lestement qu’il n’eut même pas le temps decrier.

Miss Anna était veuve après vingt-quatreheures de mariage.

Les terribles stigmates qu’elle avait sur lapoitrine n’étaient plus un mystère pour elle.

Les Étrangleurs qui avaient tué son mari, lacondamnaient à ne jamais devenir mère.

Et cependant, au bout de quelques mois, ellesentit ses entrailles s’agiter.

Miss Anna était grosse d’un enfant qu’elle mitau monde dans l’ombre et que, pour le soustraire au sort quil’attendait, elle fit élever par un bohémien du nom de Faro.

Longtemps, elle parvint à défier la vigilancedes Étrangleurs.

Puis un jour, dans une fête publique, elle setrahit en s’évanouissant dans sa voiture, tandis qu’une petitebohémienne dansait.

Quelques jours après, miss Anna fut étranglée,pendant qu’elle pressait sa fille dans ses bras.

Son immense fortune revint alors à miss Ellenqui, du reste, n’habitait plus l’Angleterre depuis le jour où Franzavait étranglé le vieux commodore.

**

*

Là finissait le manuscrit de Bob, laissantcomme on voit quelques points obscurs, tels que le motif qui avaitdéterminé milady à faire élever son fils loin d’elle.

Mais Rocambole comptait sur sa sagacitéordinaire pour les éclaircir.

Midi sonnait comme il achevait sa lecture.

Un rayon de soleil s’ébattait sur le parquetet sur les murs de son cabinet.

– Par un temps pareil, murmura Rocambole,Marie Berthoud accompagnera bien certainement son vieux père auxTuileries…

Et milady pourrait bien avoir envie de voir àla dérobée sa future belle-fille.

Sur ces mots, Rocambole sonna Milon.

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