Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 23

 

Le front de milady s’était chargé de nuagesaprès le départ du major Avatar.

Cependant elle eut la force de dissimuler sonanxiété et de rester jusqu’à onze heures et demie.

C’était l’heure où elle se retiraitordinairement.

– À demain, ma bonne mère, lui ditLucien.

– À demain, répéta-t-elle d’une voixétouffée.

Elle était assaillie des plus funestespressentiments.

Quand elle fut hors de la chambre de son fils,elle se retourna, comme si elle en eût franchi le seuil pour ladernière fois ; et ses yeux se mouillèrent de larmes.

Le major Avatar l’attendait, en effet, à laporte de la maison et, quand milady arriva, il avait la main poséesur le bouton de la portière.

Milady monta et Rocambole s’installa auprèsd’elle après avoir indiqué au cocher la rue de Marignan.

Milady était si émue que, d’abord, elle ne putprononcer un mot.

Rocambole lui dit :

– Ne croyez point, madame, que j’aiementi tout à l’heure. J’arrive de Londres, en effet.

– Ah ! fit milady.

Mais elle n’osa pas demander si le major avaitvu Ali-Remjeh.

La voiture, qui était un carrosse de granderemise, arriva en quelques minutes à la rue de Marignan.

– Madame, dit alors Rocambole, notreentretien sera long peut-être. Renvoyez votre cocher. Je vousreconduirai dans une voiture de place.

Cet homme exerçait sur milady une dominationau moins égale à celle qu’elle avait subie autrefois de la partd’Ali-Remjeh.

Elle n’osa résister et donna l’ordreindiqué.

Le petit hôtel était silencieux, et aucunelumière ne brillait aux croisées.

Rocambole entra à l’aide d’un passe-partout,et donnant la main à milady :

– Suivez-moi, dit-il.

Puis il referma la grille sans bruit.

Il ouvrit de même la porte de la maison etintroduisit milady dans le vestibule qui était plongé dansl’obscurité.

Mais milady n’avait plus peur des fantômes etelle le suivit bravement.

Au fond du vestibule, Rocambole se procura dela lumière, et faisant passer milady devant lui, il la conduisit aupremier étage, dans cette même chambre aux fenêtres condamnées oùnous l’avons vu se rendre maître de sir James Nively, en dépit deses revolvers.

Cette pièce, coquettement meublée, n’avaitrien d’effrayant.

Rocambole avait, lui aussi, l’air calme etfroidement poli d’un homme qui va traiter une affaired’intérêt.

L’angoisse de milady se dissipa peu à peu.

Rocambole la fit asseoir dans une bergère etdemeura debout devant elle :

– Madame, reprit-il ; j’arrive eneffet de Londres.

– L’avez-vous vu ? demanda vivementmilady.

– Qui ?

– Lui ?

Et elle souligna ce mot avec une sorte deterreur.

Rocambole ne répondit point directement àcette question :

– Ali-Remjeh, dit-il, sera à Paris avanthuit jours.

Milady devint pâle comme une morte.

– Madame, reprit Rocambole, laissez-moivous dire ce qui se passe à Londres ; c’est le seul moyen devous apprendre ce que j’attends de vous.

– Parlez, dit la mère de Lucien.

Rocambole reprit :

– Il vient de s’opérer à Londres unchangement de ministère.

Le nouveau secrétaire d’État au département dela marine et des colonies, est un homme actif, courageux et résolu.De concert avec le nouveau vice-roi des Indes, également énergique,il a juré de détruire de fond en comble cette vaste et ténébreuseassociation des Étrangleurs, qui a des ramifications et des adeptesjusqu’au sein de l’aristocratie anglaise.

Milady ne sourcilla pas :

– Ah ! ils ont juré cela ?dit-elle d’un ton railleur.

– Oui, milady. Le lord secrétaire ne sedissimule pourtant pas une chose.

– Laquelle ?

– C’est qu’il sera obligé de traduiredevant une haute-cour de justice, en même temps que de vulgairescriminels, des gens qui portent de grands noms et possèdentd’immenses fortunes.

– Après ? dit froidement milady.

– Les secrets de l’association ténébreusedont Ali-Remjeh est le chef ont été trahis.

– Par qui ?

– Par un homme qui sait l’histoired’Ali-Remjeh, celle de miss Ellen Perkins…

Milady fit un mouvement de surpriseinquiète.

– Il sait, poursuivit Rocambole toujourscalme, et comme s’il eût parlé d’un tiers, dans quel but plusieursjeunes filles de l’aristocratie anglaise ont été marquéesmystérieusement sur la poitrine ou sur les épaules de signes nonmoins mystérieux, et consacrées à la déesse Kâli.

– Vraiment ! dit Milady, cet hommesait tout cela ?

– Oui, et il l’a dit au lordsecrétaire ; et le lord secrétaire a promis que justice seraitfaite.

– C’est difficile dit milady.

– Vous croyez ?

– Sans doute, et cela pour plusieursraisons.

– Je vous écoute, à mon tour, ditRocambole.

– D’abord, reprit milady, l’associationdont vous parlez est immense.

– Oui, mais elle n’a qu’une tête,Ali-Remjeh.

– Ensuite, Ali-Remjeh n’est pas àLondres.

– Non, mais il doit venir à Paris.

– À Paris, la police anglaise estimpuissante.

– Sans doute, mais l’homme dont je vousparle s’est engagé à livrer Ali-Remjeh à l’Angleterre.

– Sans l’autorisation de laFrance ?

– Sans même que la police française sachequ’Ali-Remjeh est venu à Paris.

– Cet homme a promis plus qu’il ne pourratenir, dit froidement milady.

– Il s’est engagé, en outre, poursuivitRocambole, à livrer miss Ellen Perkins.

– Oh ! par exemple !

– Ainsi qu’une pièce importante quidémontrerait qu’elle a assassiné son père, le commodore, decomplicité avec Ali-Remjeh et un certain valet allemand du nom deFranz.

– Voilà, par exemple, dit milady, unechose que je le mets au défi de prouver.

– Vous vous trompez, milady.

– Il n’y a pas de preuve !

– Si ! il y en a une.

– Laquelle ?

– Un long mémoire écrit par Bob, votreancien intendant, et que l’homme dont je parle a en sapossession.

Milady se méprit encore :

– Eh bien ! dit-elle, je suppose quevous avez les pleins pouvoirs d’Ali-Remjeh.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour parer le coup qui nousmenace.

– Vous vous trompez, milady, car cethomme qui doit livrer Ali-Remjeh, miss Ellen, Franz et lesprincipaux chefs des Étrangleurs…

– Eh bien ?

– Cet homme, c’est moi, dit froidementRocambole.

Milady jeta un cri, et regarda Rocambole avecun sentiment d’épouvante si grand, qu’on eût dit qu’un abîmes’ouvrait subitement sous ses pas.

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