Aziyadé

VII

Constantinople, 30 août.

Minuit ! la cinquième heure aux horlogesturques ; les veilleurs de nuit frappent le sol de leurslourds bâtons ferrés. Les chiens sont en révolution dans lequartier de Galata et poussent là-bas des hurlements lamentables.Ceux de mon quartier gardent la neutralité et je leur en saisgré ; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est augrand calme dans mon voisinage ; les lumières s’y sontéteintes une à une, pendant ces trois longues heures que j’aipassées là, étendu devant ma fenêtre ouverte.

À mes pieds, les vieilles cases arméniennessont obscures et endormies ; j’ai vue sur un très profondravin, au bas duquel un bois de cyprès séculaires forme une masseabsolument noire ; ces arbres tristes ombragent d’antiquessépultures de musulmans ; ils exhalent dans la nuit desparfums balsamiques. L’immense horizon est tranquille et pur ;je domine de haut tout ce pays. Au-dessus des cyprès, une nappebrillante, c’est la Corne d’or ; au-dessus encore, tout enhaut, la silhouette d’une ville orientale, c’est Stamboul. Lesminarets, les hautes coupoles des mosquées se découpent sur un cieltrès étoilé où un mince croissant de lune est suspendu ;l’horizon est tout frangé de tours et minarets, légèrement dessinésen silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit. Les grandsdômes superposés des mosquées montent en teintes vagues jusqu’à lalune, et produisent sur l’imagination l’impression dugigantesque.

Dans un de ces palais là-bas, le Seraskierat,il se passe à l’heure qu’il est une sombre comédie ; lesgrands pachas y sont réunis pour déposer le sultan Mourad ;demain, c’est Abd-ul-Hamid qui l’aura remplacé. Ce sultan pourl’avènement duquel nous avons fait si grande fête, il y a troismois, et qu’on servait aujourd’hui encore comme un dieu, onl’étrangle peut-être cette nuit dans quelque coin du sérail.

Tout cependant est silencieux dansConstantinople… À onze heures, des cavaliers et de l’artilleriesont passés au galop, courant vers Stamboul ; et puis leroulement sourd des batteries s’est perdu dans le lointain, toutest retombé dans le silence.

Des chouettes chantent dans les cyprès, avecla même voix que celles de mon pays ; j’aime ce bruit d’étéqui me ramène aux bois du Yorkshire, aux beaux soirs de monenfance, passée sous les arbres, là-bas, dans le jardin deBrightbury.

Au milieu de ce calme, les images du passésont vivement présentes à mon esprit, les images de tout ce qui estbrisé, parti sans retour.

Je comptais que mon pauvre Samuel seraitauprès de moi ce soir, et sans doute je ne le reverrai jamais. J’enai le cœur serré et ma solitude me pèse. Il y a huit jours, jel’avais laissé partir pour gagner quelque argent, sur un navire quis’en allait à Salonique. Les trois bateaux qui pouvaient me leramener sont revenus sans lui, le dernier ce soir, et personne àbord n’en avait entendu parler…

Le croissant s’abaisse lentement derrièreStamboul, derrière les dômes de la Suleïmanieh. Dans cette grandeville, je suis étranger et inconnu. Mon pauvre Samuel était le seulqui y sût mon nom et mon existence, et sincèrement je commençais àl’aimer.

M’a-t-il abandonné, lui aussi, ou bien luiest-il arrivé malheur ?

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