Aziyadé

4. MANÉ, THÉCEL, PHARÈS

I

Stamboul, 19 mars 1877.

L’ordre de départ était arrivé comme un coupde foudre : le Deerhound était rappelé à Southampton. J’avaisremué ciel et terre pour éluder cet ordre et prolonger mon séjour àStamboul ; j’avais frappé à toutes les portes, même à la portede l’armée ottomane qui fut bien près de s’ouvrir pour moi.

– Mon cher ami, avait dit le pacha, dans unanglais très pur, et avec cet air de courtoisie parfaite des Turcsde bonne naissance, mon cher ami, avez-vous aussi l’intentiond’embrasser l’islamisme ?

– Non, Excellence, dis-je ; il me seraitindifférent de me faire naturaliser ottoman, de changer de nom etde patrie, mais, officiellement, je resterai chrétien.

– Bien, dit-il, j’aime mieux cela ;l’islamisme n’est pas indispensable, et nous n’aimons guère lesrenégats. Je crois pouvoir vous affirmer, continua le pacha, quevos services ne seront pas admis à titre temporaire, votregouvernement d’ailleurs s’y opposerait ; mais ils pourraientêtre admis à titre définitif. Voyez si vous voulez nous rester. Ilme semble difficile que vous ne partiez pas d’abord avec votrenavire, car nous avons peu de temps pour ces démarches ; celavous permettrait d’ailleurs de réfléchir longuement à unedétermination aussi grave, et vous nous reviendrez après. Sicependant vous le désirez, je puis faire dès ce soir présentervotre requête à Sa Majesté le Sultan, et j’ai tout lieu de croireque sa réponse vous sera favorable.

– Excellence, dis-je, j’aime mieux, si celaest possible, que la chose se décide immédiatement ; plustard, vous m’oublieriez. Je vous demanderai seulement ensuite uncongé pour aller voir ma mère.

Je priai cependant qu’on m’accordât une heure,et je sortis pour réfléchir.

Cette heure me parut courte ; les minutess’enfuyaient comme des secondes, et mes pensées se pressaient avectumulte.

Je marchais au hasard dans les rues du vieuxquartier musulman qui couvre les hauteurs du Taxim, entre Péra etFoundoucli. Il faisait un temps sombre, lourd et tiède : lesvieilles cases de bois variaient de nuances, entre le gris foncé,le noir et le brun rouge ; sur les pavés secs, des femmesturques circulaient en petites pantoufles jaunes, en se tenantenveloppées jusqu’aux yeux dans des pièces de soie écarlate ouorange brodées d’or. On avait des échappées de perspective de troiscents mètres de haut, sur le sérail blanc et ses jardins de cyprèsnoirs, sur Scutariet sur le Bosphore, à demi voilés par des vapeursbleues.

Abandonner son pays, abandonner son nom, c’estplus sérieux qu’on ne pense quand cela devient une réalitépressante, et qu’il faut avant une heure avoir tranché la questionpour jamais. Aimerai-je encore Stamboul, quand j’y serai rivé pourla vie ? L’Angleterre, le train monotone de l’existencebritannique, les amis fâcheux, les ingrats, je laisse tout celasans regrets et sans remords. Je m’attache à ce pays dans uninstant de crise suprême ; au printemps, la guerre décidera deson sort et du mien. Je serai le yuzbâchi Arif ; aussi souventque dans la marine de Sa Majesté, j’aurai des congés pour allervoir là-bas ceux que j’aime, pour aller m’asseoir encore au foyer,à Brightbury sous les vieux tilleuls.

Mon Dieu, oui !… pourquoi pas, yuzbâchi,turc pour de bon, et rester auprès d’elle…

Et je songeai à cet instant d’ivresse :rentrer à Eyoub, un beau jour, costumé en yuzbâchi, en luiannonçant que je ne m’en vais plus.

Au bout d’une heure, ma décision était priseet irrévocable : partir et l’abandonner me déchirait le cœur.Je me fis de nouveau introduire chez le pacha, pour lui donner leoui solennel qui devait me lier pour jamais à la Turquie, et leprier de faire, le soir même, présenter ma requête au sultan.

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