Aziyadé

LX

Un temps viendra où, de tout ce rêve d’amour,rien ne restera plus ; un temps viendra, où tout sera engloutiavec nous-mêmes dans la nuit profonde ; où tout ce qui étaitnous aura disparu, tout jusqu’à nos noms gravés sur la pierre…

Il est un pays que j’aime et que je voudraisvoir : la Circassie, avec ses sombres montagnes et ses grandesforêts. Cette contrée exerce sur mon imagination un charme qui luivient d’Aziyadé : là, elle a pris son sang et sa vie.

Quand je vois passer les farouchesCircassiens, à moitié sauvages, enveloppés de peaux de bêtes,quelque chose m’attire vers ces inconnus, parce que le sang deleurs veines est pareil à celui de ma chérie.

Elle, elle se souvient d’un grand lac, au bordduquel elle pense qu’elle était née, d’un village perdu dans lesbois dont elle ne sait plus le nom, d’une plage où elle jouait enplein air, avec les autres petits enfants des montagnards…

On voudrait reprendre sur le temps le passé dela bien-aimée, on voudrait avoir vu sa figure d’enfant, sa figurede tous les âges ; on voudrait l’avoir chérie petite fille,l’avoir vue grandir dans ses bras à soi, sans que d’autres aient euses caresses, sans qu’aucun autre ne l’ait possédée, ni aimée, nitouchée, ni vue. On est jaloux de son passé, jaloux de tout ce qui,avant vous, a été donné à d’autres ; jaloux des moindressentiments de son cœur, et des moindres paroles de sa bouche, que,avant vous, d’autres ont entendues. L’heure présente ne suffitpas ; il faudrait aussi tout le passé, et encore toutl’avenir. On est là, les mains dans les mains ; les poitrinesse touchent, les lèvres se pressent ; on voudrait pouvoir setoucher sur tous les points à la fois, et avec des sens plussubtils, on voudrait ne faire qu’un seul être et se fondre l’undans l’autre…

– Aziyadé, dis-je, raconte-moi un peu depetites histoires de ton enfance, et parle-moi du vieux maîtred’école de Canlidja.

Aziyadé sourit, et cherche dans sa têtequelque histoire nouvelle, entremêlée de réflexions fraîches et deparenthèses bizarres. Les plus aimées de ces histoires, où leshodjas (les sorciers) jouent ordinairement les grands premiersrôles, les plus aimées sont les plus anciennes, celles qui sontdéjà à moitié perdues dans sa mémoire, et ne sont plus que dessouvenirs furtifs de sa petite enfance.

– À toi, Loti, dit-elle ensuite.Continue ; nous en étions restés à quand tu avais seizeans…

Hélas !… Tout ce que je lui dis dans lalangue de Tchengiz, dans d’autres langues, je l’avais dit àd’autres ! Tout ce qu’elle me dit, d’autres me l’avaient ditavant elle ! Tous ces mots sans suite, délicieusementinsensés, qui s’entendent à peine, avant Aziyadé, d’autres me lesavaient répétés !

Sous le charme d’autres jeunes femmes dont lesouvenir est mort dans mon cœur, j’ai aimé d’autres pays, d’autressites, d’autres lieux, et tout est passé !

J’avais fait avec une autre ce rêve d’amourinfini : nous nous étions juré qu’après nous être adorés surla terre, nous être fondus ensemble tant qu’il y aurait de la viedans nos veines, nous irions encore dormir dans la même fosse, etque la même terre nous reprendrait, pour que nos cendres fussentmêlées éternellement. Et tout cela est passé, effacé,balayé !…Je suis bien jeune encore, et je ne m’en souviensplus.

S’il y a une éternité, avec laquelle irai-jerevivre ailleurs ? Sera-ce avec elle, petite Aziyadé, ou bienavec toi ?

Qui pourrait bien démêler, dans ces extasesinexpliquées, dans ces ivresses dévorantes, qui pourrait biendémêler ce qui vient des sens, de ce qui vient du cœur ?Est-ce l’effort suprême de l’âme vers le ciel, ou la puissanceaveugle de la nature, qui veut se recréer et revivre ?Perpétuelle question, que tous ceux qui ont vécu se sont posée,tellement que c’est divaguer que de se la poser encore.

Nous croyons presque à l’union immatérielle etsans fin, parce que nous nous aimons. Mais combien de milliersd’êtres qui y ont cru, depuis des milliers d’années que lesgénérations passent, combien qui se sont aimés et qui, toutilluminés d’espoir, se sont endormis confiants, au mirage trompeurde la mort ! Hélas ! dans vingt ans, dans dix anspeut-être, où serons-nous, pauvre Aziyadé ? Couchés en terre,deux débris ignorés, des centaines de lieues sans doute séparerontnos tombes, – et qui se souviendra encore que nous nous sommesaimés ?

Un temps viendra où, de tout ce rêve d’amour,rien ne restera plus. Un temps viendra où nous serons perdus tousdeux dans la nuit profonde, où rien ne survivra de nous-mêmes, oùtout s’effacera, tout jusqu’à nos noms écrits sur nos pierres.

Les petites filles circassiennes viendronttoujours de leurs montagnes dans les harems de Constantinople. Lachanson triste du muezzin retentira toujours dans le silence desmatinées d’hiver, – seulement, elle ne nous réveilleraplus !

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