Aziyadé

XXXII

Je me souviens de cette nuit où le bay-kouch(le hibou), suivit notre caïque sur la Corne d’or.

C’était une froide nuit de janvier ; unebrume glaciale embrouillait les grandes ombres de Stamboul, ettombait en pluie fine sur nos têtes. Nous ramions, Achmet et moi, àtour de rôle, dans le caïque qui nous menait à Eyoub.

À l’échelle du Phanar, nous abordâmes avecprécaution dans la nuit noire, au milieu de pieux, d’épaves et demilliers de caïques échoués sur la vase.

On était là au pied des vieilles murailles duquartier byzantin de Constantinople, lieu qui n’est fréquenté àpareille heure par aucun être humain. Deux femmes pourtant s’ytenaient blotties, deux ombres à tête blanche, cachées dans certainrecoin obscur qui nous était familier, sous le balcon d’une maisonen ruine… C’étaient Aziyadé, et la vieille, la fidèle Kadidja.

Quand Aziyadé fut assise dans notre barque,nous repartîmes.

La distance était grande encore, de l’échelledu Phanar à celle d’Eyoub. De loin en loin, une rare lumière,partie d’une maison grecque, laissait tomber dans l’eau trouble unetraînée jaune ; autrement, c’était partout la nuitprofonde.

Passant devant une antique maison bardée defer, nous entendîmes le bruit d’un orchestre et d’un bal. C’étaitune de ces grandes habitations, noires au-dehors, somptueusesau-dedans, où les anciens Grecs, les Phanariotes, cachent leuropulence, leurs diamants, et leurs toilettes parisiennes.

… Puis le bruit de la fête se perdit dans labrume, et nous retombâmes dans le silence et l’obscurité.

Un oiseau volait lourdement autour de notrecaïque, passant et repassant sur nous.

– Bou fena (mauvaise affaire) ! ditAchmet en hochant la tête.

– Bay-Kouch mî ? lui demanda Aziyadé,tout encapuchonnée et emmaillotée. (Est-ce point lehibou ?)

Quand il s’agissait de leurs superstitions oude leurs croyances, ils avaient coutume de s’entretenir tous lesdeux, et de ne me compter pour rien.

– Bou tchok fena Loti, dit-elle ensuite en meprenant la main ; ammâsen… bilmezsen ! (C’est trèsmauvais, cela Loti, mais toi…, tu ne sais pas !…)

C’était singulier au moins, de voir circulercette bête une nuit d’hiver, et elle nous suivit sans trêve,pendant plus d’une heure que nous mîmes à remonter de l’échelle duPhanar à celle d’Eyoub.

Il y avait un courant terrible, cette nuit-là,sur la Corne d’or ; la pluie tombait toujours, fine etglaciale ; notre lanterne s’était éteinte, et cela nousexposait à être arrêtés par des bachibozouks de patrouille, ce quieût été notre perte à tous les trois.

Par le travers de Balata, nous rencontrâmesdes caïques remplis de iaoudis (de juifs). Les iaoudis qui occupenten ce point les deux rives, Balate et Pri-Pacha, voisinent le soir,ou reviennent de la grande synagogue, et ce lieu est le seul oùl’on trouve, la nuit, du mouvement sur la Corne d’or.

Ils chantaient, en passant, une chansonplaintive dans leur langue de iaoudis. Le bay-kouch continuait devoltiger sur nos têtes, et Aziyadé pleurait, de froid et defrayeur.

Quelle joie ce fut, quand nous amarrâmes sansbruit, dans l’obscurité profonde, notre caïque à l’échelled’Eyoub ! Sauter sur la vase, de planche en planche (nousconnaissions ces planches par cœur, en aveugles), traverser lapetite place déserte, faire tourner doucement les serrures et lesverrous, et refermer le tout derrière nous trois ; passer lavisite des appartements vagues du rez-de-chaussée, le dessous del’escalier, la cuisine, l’intérieur du four ; laisser noschaussures pleines de boue et nos vêtements mouillés ; monterpieds nus sur les nattes blanches, donner le bonsoir à Achmet, quise retirait dans son appartement ; entrer dans notre chambreet la fermer encore à clef ; laisser tomber derrière nous laportière arabe blanche et rouge ; nous asseoir sur les tapisépais, devant le brasero de cuivre qui couvait depuis le matin, etrépandait une douce chaleur, embaumée de pastilles du sérail etd’eau de roses ; … c’était pour au moins vingt-quatre heures,la sécurité, et l’immense bonheur d’être ensemble !

Mais le bay-kouch nous avait suivis, et se mità chanter dans un platane sous nos fenêtres.

Et Aziyadé, brisée de fatigue, s’endormit auson de sa voix lugubre, en pleurant à chaudes larmes.

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