Aziyadé

XXII

J’ai été difficile et fier pour tout ce quiporte lévite ou chapeau noir ; personne n’était pour moi assezbrillant ni assez grand seigneur ; j’ai beaucoup méprisé meségaux et choisi mes amis parmi les plus raffinés. Ici, je suisdevenu homme du peuple, et citoyen d’Eyoub ; je m’accommode dela vie modeste des bateliers et des pêcheurs, même de leur sociétéet de leurs plaisirs.

Au café turc, chez le cafedji Suleïman, onélargit le cercle autour du feu, quand j’arrive le soir, avecSamuel et Achmet. Je donne la main à tous les assistants, et jem’assieds pour écouter le conteur des veillées d’hiver (les longueshistoires qui durent huit jours, et où figurent les djinns et lesgénies). Les heures passent là sans fatigue et sans remords ;je me trouve à l’aise au milieu d’eux, et nullement dépaysé.

Arif et Loti étant deux personnages trèsdifférents, il suffirait, le jour du départ du Deerhound, qu’Arifrestât dans sa maison ; personne sans doute ne viendrait l’ychercher ; seulement, Loti aurait disparu, et disparu pourtoujours.

Cette idée, qui est d’Aziyadé, se présente àmon esprit par instants sous des aspects étrangementadmissibles.

Rester près d’elle, non plus à Stamboul, maisdans quelque village turc au bord de la mer ; vivre, au soleilet au grand air, de la vie saine des hommes du peuple ; vivreau jour le jour, sans créanciers et sans souci de l’avenir !Je suis plus fait pour cette vie que pour la mienne ; j’aihorreur de tout travail qui n’est pas du corps et desmuscles ; horreur de toute science ; haine de tous lesdevoirs conventionnels, de toutes les obligations sociales de nospays d’Occident.

Être batelier en veste dorée, quelque part ausud de la Turquie, là où le ciel est toujours pur et le soleiltoujours chaud…

Ce serait possible, après tout, et je seraislà moins malheureux qu’ailleurs.

– Je te jure, Aziyadé, dis-je, que jelaisserais tout sans regret, ma position, mon nom et mon pays. Mesamis… je n’en ai pas et je m’en moque ! Mais, vois-tu, j’aiune vieille mère.

Aziyadé ne dit plus rien pour me retenir, bienqu’elle ait compris peut-être que cela ne serait pas tout à faitimpossible ; mais elle sent par intuition ce que cela doitêtre qu’une vieille mère, elle, la pauvre petite qui n’en a jamaiseu ; et les idées qu’elle a sur la générosité et le sacrificeont plus de prix chez elle que chez d’autres, parce qu’elles luisont venues toutes seules, et que personne ne s’est inquiété de leslui donner.

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