Aziyadé

XL

PLUMKETT A LOTI

Mon cher ami,

Je ne vous écrivais pas, tout simplement parceque je n’avais rien à vous dire. En pareil cas, j’ai l’habitude deme taire.

Qu’aurais-je pu vous raconter en effet ?Que j’étais très préoccupé de choses nullement agréables ; quej’étais empoigné par dame Réalité, étreinte dont il est fort dur dese débarrasser ; que je languissais assez tristement au milieude messieurs maritimes et coloniaux ; que les lienssympathiques, les affinités mystérieuses qui, en certains moments,m’unissent si étroitement avec tout ce qui est aimable et beau,étaient rompus.

Je suis sûr que vous comprenez très bien ceci,car c’est là l’état dans lequel je vous ai vu plus d’une foisplongé.

Votre nature ressemble beaucoup à la mienne,ce qui m’explique fort bien la très grande sympathie que j’airessentie pour vous presque de prime abord. – Axiome : Ce quel’on aime le mieux chez les autres, c’est soi-même. Lorsque jerencontre un autre moi-même, il y a chez moi accroissement deforces ; il semblerait que les forces pareilles de l’un etl’autre s’ajoutent et que la sympathie ne soit que le désir, latendance vers cet accroissement de forces qui, pour moi, estsynonyme de bonheur. Si vous le voulez bien, j’intituleraiceci : le grand paradoxe sympathique.

Je vous parle un langage peu littéraire. Jem’en aperçois bien : j’emploie un vocabulaire emprunté à ladynamique et fort différent de celui de nos bons auteurs ;mais il rend bien ma pensée.

Ces sympathies, nous les éprouvons d’une foulede manières différentes. Vous qui êtes musicien, vous les avezressenties à l’égard de quoi, s’il vous plaît ? Qu’est-cequ’un son ? Tout simplement une sensation qui naît en nous àl’occasion d’un mouvement vibratoire transmis par l’air à notretympan et de là à notre nerf acoustique. Que se passe-t-il dansnotre cervelle ? Voyez donc ce phénomène bizarre : vousêtes impressionné par une suite de sons, vous entendez une phrasemélodique qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle ? Parce queles intervalles musicaux dont la suite la compose, autrement ditles rapports des nombres de vibrations du corps sonore, sontexprimés par certains chiffres plutôt que par certainsautres ; changez ces chiffres, votre sympathie n’est plusexcitée ; vous dites, vous, que cela n’est plus musical, quec’est une suite de sons incohérents. Plusieurs sons simultanés sefont entendre, vous recevez une impression qui sera heureuse oudouloureuse : affaire de rapports chiffrés, qui sont lesrapports sympathiques d’un phénomène extérieur avec vous-même, êtresensitif.

Il y a de véritables affinités, entre vous etcertaines suites de sons, entre vous et certaines couleurséclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entrevous et certaines lignes, certaines formes. Bien que les rapportsde convenance entre toutes ces différentes choses et vous-mêmesoient trop compliqués pour être exprimés, comme dans le cas de lamusique, vous sentez cependant qu’ils existent.

Pourquoi aime-t-on une femme ? Biensouvent cela tient uniquement à ce que la courbe de son nez, l’arcde ses sourcils, l’ovale de son visage, que sais-je ? ont ceje ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je ne sais quoiqui fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne vous récriezpas ! la moitié du temps, votre amour ne tient à rien deplus.

Vous me direz qu’il y a chez cette femme uncharme moral, une délicatesse de sentiment, une élévation decaractère qui sont la vraie cause de votre amour… Hélas !gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et ce qui est envous. Toutes nos illusions viennent de là : attribuer ce quiest en nous et nulle part ailleurs à ce qui nous plaît. Faire unechâsse à la femme que l’on aime et prendre son ami pour un homme degénie.

J’ai été amoureux de la Vénus de Milo et d’unenymphe du Corrège. Ce n’étaient certes pas les charmes de leurconversation et la soif d’échange intellectuel qui m’attiraientvers elles ; non, c’était l’affinité physique, le seul amourconnu des anciens, l’amour qui faisait des artistes. Aujourd’hui,tout est devenu tellement compliqué, que l’on ne sait plus oùdonner de la tête ; les neuf dixièmes des gens ne comprennentplus rien à quoi que ce soit.

Tout cela posé, passons à votre définition àvous, Loti. Il y a affinité entre tous les ordres de choses etvous. Vous êtes une nature très avide de jouissances artistiques etintellectuelles, et vous ne pouvez être heureux qu’au milieu detout ce qui peut satisfaire vos besoins sympathiques, qui sontimmenses. Hors de ces émotions, il n’y a pas de bonheur pour vous.Hors du milieu qui peut vous les procurer, ces émotions, vous sereztoujours un pauvre exilé.

Celui qui est apte à ressentir ces émotionsd’un ordre supérieur, pour lesquelles la grande masse des individusn’a pas de sens, sera fort peu impressionné par tout ce qui sera endessous de ses désirs. Qu’est-ce donc que l’attrait d’un bon dîner,d’une partie de chasse, d’une jolie fille pour celui qui a versédes larmes de ravissement en lisant les poètes, qui s’estdélicieusement abandonné au courant d’une suave mélodie, qui s’estplongé dans cette rêverie qui n’est pas la pensée, qui est plus quela sensation, et qu’aucun mot n’exprime ?

Qu’est-ce donc que le plaisir de voir passerdes figures vulgaires sur lesquelles sont peintes toutes lesnuances de la sottise, des corps mal proportionnés, emprisonnésdans des culottes ou des habits noirs, tout cela grouillant sur despavés boueux, autour de murailles sales, de boîtes à fenêtre et deboutiques ?

Votre imagination se resserre et la pensée sefige dans votre cerveau…

Quelle impression causera sur vous laconversation de ceux qui vous entourent, s’il n’y a pas harmonieentre vos pensées et celles qu’ils expriment ?

Si votre pensée s’élance dans l’espace et dansle temps ; si elle embrasse l’infinie simultanéité des faitsqui se passent sur toute la surface de la terre, qui n’est qu’uneplanète tournant autour du soleil, – qui n’est lui-même qu’uncentre particulier au milieu de l’espace ; si vous songez quecet infini simultané n’est qu’un instant de l’éternité, qui est unautre infini, que tout cela vous apparaît différemment, suivant lepoint de vue où vous vous placez, et qu’il y en a une infinité depoints de vue ; si vous songez que la raison de tout cela,l’essence de toutes ces choses vous est inconnue, et si vous agitezdans votre esprit ces éternels problèmes, qu’est-ce que toutcela ? que suis-je moi-même au milieu de cet infini ?

Vous aurez bien des chances pour ne pas êtreen communion intellectuelle avec ceux qui vous entourent.

Leur conversation ne vous touchera guère plusque celle d’une araignée qui vous raconterait qu’un plumeaudévastateur lui a détruit une partie de sa toile ; ou quecelle d’un crapaud qui vous annoncerait qu’il vient d’hériter d’ungros tas de plâtras dans lequel il pourra gîter tout à l’aise. (Unmonsieur me disait aujourd’hui qu’il avait fait de mauvaisesrécoltes, et qu’il avait hérité d’une maison de campagne.)

Vous avez été amoureux, vous l’êtes peut-êtreencore ; vous avez senti qu’il existait un genre de vie toutspécial, un état particulier de votre être à la faveur duquel toutprenait pour vous des aspects entièrement nouveaux.

Une sorte de révélation semble alors sefaire ; on dirait qu’on vient de naître une seconde fois, cardès lors on vit davantage, on fonctionne tout entier ; tout cequ’il y a en nous d’idées, de sentiments, se réveille et s’avivecomme la flamme du punch que l’on agite. (Littérature del’avenir !)

Bref, on s’épanouit, on est heureux, et toutce qui est antérieur à ce bonheur disparaît dans une sorte de nuit.Il semble qu’on était dans les limbes ; on vivait,relativement à la vie actuelle, comme l’enfant en bas âge parrapport au jeune homme. Les sentiments par lesquels on passelorsque l’on est amoureux, on ne peut les décrire qu’au moment mêmeoù on les éprouve, et certes, je ne ressens rien de pareil en cemoment-ci. Et pourtant, tenez, sapristi ! je m’emballe enremuant toutes ces idées-là, je m’exalte, je perds la tête, je nesais plus où j’en suis !… Quelle bonne chose d’aimer et d’êtreaimé ! savoir qu’une nature d’élite a compris la vôtre ;que quelqu’un rapporte toutes ses pensées, tous ses actes àvous ; que vous êtes un centre, un but, en vue duquel uneorganisation aussi délicatement compliquée que la vôtre, vit, penseet agit ! Voilà qui nous rend forts ; voilà qui peutfaire des hommes de génie.

Et puis cette image gracieuse de la femme quenous aimons, qui est peut-être moins une réalité que le plus purproduit de notre imagination, et ce mélange d’impressions,physiques et morales, sensuelles et spirituelles, ces impressionsabsolument indescriptibles que l’on ne peut que rappeler à l’espritde celui qui les a déjà éprouvées, – impressions que vous causera,par suite d’une mystérieuse association d’idées, le moindre objetayant appartenu à votre bien-aimée, son nom quand vous l’entendezprononcer, quand vous le voyez simplement écrit sur du papier, etmille autres sublimes niaiseries, qui sont peut-être tout ce qu’ily a de meilleur au monde.

Et l’amitié, qui est un sentiment plus sévère,plus solidement assis, puisqu’il repose sur tout ce qu’il y a deplus élevé en nous, la partie purement intellectuelle de nous-même.Quel bonheur de pouvoir dire tout ce que l’on sent à quelqu’un quivous comprend jusqu’au bout et non pas seulement jusqu’à un certainpoint, à quelqu’un qui achève votre pensée avec le même mot quiétait sur vos lèvres, dont la réplique fait jaillir de chez vous untorrent de conceptions, un flot d’idées. Un demi-mot de votre amivous en dit plus que bien des phrases, car vous êtes habitué àpenser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments qui l’animentet il le sait. Vous êtes deux intelligences qui s’ajoutent et secomplètent.

Il est certain que celui qui a connu tout cedont je viens de parler, et à qui tout cela manque, est fort àplaindre.

Pas d’affections, personne qui pense à moi… Àquoi bon avoir des idées pour n’avoir personne à qui lesdire ? à quoi bon avoir du talent s’il n’y a pas en ce mondeune personne à l’estime de laquelle je tiens plus qu’à tout lereste ? à quoi bon avoir de l’esprit avec des gens qui ne mecomprendront pas ?

On laisse tout aller ; on a éprouvé desdéceptions, on en éprouve tous les jours de nouvelles ; on avu que rien en ce monde n’était durable, qu’on ne pouvait compterabsolument sur rien : on nie tout. On a les nerfs détendus, onne pense plus que faiblement, le moi s’amoindrit à tel point que,lorsqu’on est seul, on est quelquefois à se demander si l’on veilleou si l’on dort. L’imagination s’arrête ; donc, plus dechâteaux en Espagne. Autant vaut dire plus d’espérance. On tombedans la bravade, on parle cavalièrement de bien des choses dont onrit beaucoup quand on n’en pleure pas.

On n’aime rien, et pourtant on était fait pourtout aimer : on ne croit à rien et on pourrait peut-êtreencore bien croire à tout ; on était bon à tout et on n’estbon à rien.

Avoir en soi une exubérance de facultés etsentir que l’on avorte, une excroissance de sensibilité, unexcédent de sentiments, et ne savoir qu’en faire, c’estatroce ! la vie, dans de telles conditions, est une souffrancede tous les jours : souffrance dont certains plaisirs peuventvous distraire un instant (votre écuyère de cirque, l’odalisqueAziyadé et autres cocottes turques) ; mais c’est toujours pourretomber de nouveau, et plus contusionné que jamais.

Voilà votre profession de foi expliquée,développée, et considérablement augmentée par le drôle de type quivous écrit.

La conclusion de ce long galimatias peuintelligible, la voici : je vous porte un très vif intérêt,moins peut-être à cause de ce que vous êtes, que pour ce que jesens que vous pourriez devenir.

Pourquoi avez-vous pris comme dérivatif àvotre douleur la culture des muscles, qui tuera en vous ce qui seulpeut vous sauver ? Vous êtes clown, acrobate et bontireur ; il eût mieux valu être un grand artiste, mon cherLoti.

Je voudrais d’ailleurs vous pénétrer de cetteidée en laquelle j’ai foi : il n’y a pas de douleur morale quin’ait son remède. C’est à notre raison de le trouver et del’appliquer suivant la nature du mal et le tempérament dusujet.

Le désespoir est un état complètementanormal ; c’est une maladie aussi guérissable que beaucoupd’autres ; son remède naturel est le temps. Si malheureux quevous soyez, faites en sorte d’avoir toujours un petit coin devous-même que vous ne laissiez pas envahir par le mal : cepetit coin sera votre boîte à médicaments. – Amen !

PLUMKETT.

Parlez-moi de Stamboul, du Bosphore, despachas à trois queues, etc. Je baise les mains de vos odalisques etsuis votre affectionné.

PLUMKETT.

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