Aziyadé

II

Alors, je me dirigeai seul vers la mosquée deMehmed-Fatih, vers la maison d’Aziyadé, sans arrêter aucun projetdans ma tête troublée, sans songer même à ce que j’allais faire,poussé seulement par le besoin de m’approcher d’elle et de lavoir !…

Je traversai ce monceau de ruines et decendres qui avait été autrefois l’opulent Phanar ; ce n’étaitplus qu’une grande dévastation, une longue suite de rues funèbres,encombrées de débris noirs et calcinés. C’était ce Phanar que,chaque soir, je traversais gaiement pour aller à Eyoub, oùm’attendait ma chérie…

On criait dans ces rues ; des groupesd’hommes à peine vêtus, levés pour la guerre, à moitié armés, àmoitié sauvages, aiguisaient leurs yatagans sur les pierres, etpromenaient de vieux drapeaux verts, zébrés d’inscriptionsblanches.

Je marchai longtemps. Je traversai lesquartiers solitaires de l’Eski-Stamboul.

J’approchais toujours. J’étais dans la ruesombre qui monte à Mehmed-Fatih, la rue qu’ellehabitait !…

Les objets extérieurs étalaient au soleil desaspects sinistres qui me serraient le cœur. Personne dans cette ruetriste ; un grand silence, et rien que le bruit de mespas…

Sur les pavés, sur l’herbe verte, apparut unetournure de vieille, rasant les murailles ; sous les plis deson manteau passaient ses jambes maigres et nues, d’un noird’ébène ; elle trottinait tête basse, et se parlait àelle-même… C’était Kadidja.

Kadidja me reconnut. Elle poussa unintraduisible Ah ! avec une intonation aiguë de négresse ou demacaque, et un ricanement de moquerie.

– Aziyadé ? dis-je.

– Eûlû ! eûlû ! dit-elle en appuyantà plaisir sur ces mots bizarrement sauvages qui, dans la languetartare, désignent la mort.

– Eûlû ! eûlmûch ! criait-elle,comme à quelqu’un qui ne comprend pas.

Et, avec un ricanement de haine et desatisfaction, elle me poursuivait sans pitié de ce motfunèbre :

– Morte ! Morte !… elle estmorte !

On ne comprend pas de suite un mot semblable,qui tombe inattendu comme un coup de foudre ; il faut unmoment à la souffrance, pour vous étreindre et vous mordre au cœur.Je marchais toujours, j’avais horreur d’être si calme. Et lavieille me suivait pas à pas, comme une furie, avec son horribleEûlû ! eûlû !

Je sentais derrière moi la haine exaspérée decette créature, qui adorait sa maîtresse que j’avais fait mourir.J’avais peur de me retourner pour la voir, peur de l’interroger,peur d’une preuve et d’une certitude, et je marchais toujours,comme un homme ivre…

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