Aziyadé

XXVII

– Vieux Kaïroullah, dis-je, amène-moi desfemmes !

Le vieux Kaïroullah était assis devant moi parterre. Il était ramassé sur lui-même, comme un insecte malfaisantet immonde ; son crâne chauve et pointu luisait à la lueur dema lampe.

Il était huit heures, une nuit d’hiver, et lequartier d’Eyoub était aussi noir et silencieux qu’un tombeau.

Le vieux Kaïroullah avait un fils de douze ansnommé Joseph, beau comme un ange, et qu’il élevait avec adoration.Ce détail à part, il était le plus accompli des misérables. Ilexerçait tous les métiers ténébreux du vieux juif déclassé deStamboul, un surtout pour lequel il traitait avec le YuzbâchiSuleïman, et plusieurs de mes amis musulmans.

Il était cependant admis et toléré partout,par cette raison que, depuis de longues années on s’était habitué àle voir. Quand on le rencontrait dans la rue, on disait :« Bonjour, Kaïroullah ! » et on touchait même lebout de ses grands doigts velus.

Le vieux Kaïroullah réfléchit longuement à mademande et répondit :

– Monsieur Marketo, dans ce moment-ci lesfemmes coûtent très cher. Mais, ajouta-t-il, il est desdistractions moins coûteuses, que je puis ce soir même vous offrir,monsieur Marketo… Un peu de musique, par exemple, vous seraagréable sans doute…

Sur cette phrase énigmatique, il alluma salanterne, mit sa pelisse, ses socques, et disparut.

Une demi-heure après, la portière de machambre se soulevait pour donner passage à six jeunes garçonsisraélites, vêtus de robes fourrées, rouges, bleues, vertes etorange. Kaïroullah les accompagnait avec un autre vieillard plushideux que lui-même, et tout ce monde s’assit à terre avec forcerévérences, tandis que je restais aussi impassible et immobilequ’une idole égyptienne.

Ces enfants portaient de petites harpes doréessur lesquelles ils se mirent à promener leurs doigts chargés debagues de clinquant. Il en résulta une musique originale quej’écoutai quelques minutes en silence.

– Comment vous plaisent, monsieur Marketo, medit le vieux Kaïroullah en se penchant à mon oreille.

J’avais déjà compris la situation et je nemanifestai aucune surprise ; j’eus seulement la curiosité depousser plus loin cette étude d’abjection humaine.

– Vieux Kaïroullah, dis-je, ton fils est plusbeau qu’eux…

Le vieux Kaïroullah réfléchit un instant etrépondit :

– Monsieur Marketo, nous pourrons recauserdemain…

… Quand j’eus chassé tout ce monde comme unetroupe de bêtes galeuses, je vis de nouveau paraître la têteallongée du vieux Kaïroullah, soulevant sans bruit la draperie dema porte.

– Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitié demoi ! Je demeure très loin et on croit que j’ai de l’or. Mieuxvaudrait me tuer de votre main que me mettre à la porte à pareilleheure. Laissez-moi dormir dans un coin de votre maison, et, avantle jour, je vous jure de partir.

Je manquai de courage pour mettre dehors cevieillard, qui y fût mort de froid et de peur, en admettant qu’onne l’eût point assassiné. Je me contentai de lui assigner un coinde ma maison, où il resta accroupi toute une nuit glaciale,pelotonné comme un vieux cloporte dans sa pelisse râpée. Jel’entendais trembler ; une toux profonde sortait de sapoitrine comme un râle ; et j’en eus tant de pitié, que je melevai encore pour lui jeter un tapis qui lui servît decouverture.

Dès que le ciel parut blanchir, je lui donnail’ordre de disparaître, avec le conseil de ne point repasser leseuil de ma porte, et de ne se retrouver même jamais nulle part surmon chemin.

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