Aziyadé

XLIX

C’était l’heure de la prière du soir, un soird’hiver. Le muezzin chantait son éternelle chanson, et nous étionsenfermés tous deux dans notre mystérieux logis d’Eyoub.

Je la vois encore, la chère petite Aziyadé,assise à terre sur un tapis rose et bleu que les juifs nous ontpris, – droite et sérieuse, les jambes croisées dans son pantalonde soie d’Asie. Elle avait cette expression presque prophétique quicontrastait si fort avec l’extrême jeunesse de son visage et lanaïveté de ses idées ; expression qu’elle prenait lorsqu’ellevoulait faire entrer dans ma tête quelque raisonnement à elle,appuyé le plus souvent sur quelque parabole orientale, dont l’effetdevait être concluant et irrésistible.

– Bak, Lotim, disait-elle en fixant sur moises yeux profonds, Katebtané parmak bourada var ?

Et elle montrait sa main, les doigtsétendus.

(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigtsil y a là ?)

Et je répondis en riant :

– Cinq, Aziyadé.

– Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ilsne sont pas tous semblables. Bou, boundan bir partcha kutchuk.(Celui-ci – le pouce —est un peu plus court que le suivant ;le second, un peu plus court que le troisième, etc. ; enfin,celui-ci, le dernier, est le plus petit de tous.)

Il était en effet très petit, le plus petitdoigt d’Aziyadé. Son ongle, très rose à la base, dans la partie quivenait de pousser, était à sa partie supérieure teint tout commeles autres d’une couche de henné, d’un beau rouge orange.

– Eh bien, dit-elle, de même, et à plus forteraison, Loti, les créatures d’Allah, qui sont beaucoup plusnombreuses, ne sont pas toutes semblables ; toutes les femmesne sont pas les mêmes, ni tous les hommes non plus…

C’était une parabole ayant pour but de meprouver que, si d’autres femmes aimées autrefois avaient pum’oublier ; que, si des amis m’avaient trompé et abandonné,c’était une erreur de juger par eux toutes les femmes et tous leshommes ; qu’elle, Aziyadé, n’était pas comme les autres, et nepourrait jamais m’oublier ; que Achmet lui-même m’aimeraitcertainement toujours.

– Donc, Loti, donc, reste avec nous…

Et puis elle songeait à l’avenir, à cet avenirinconnu et sombre qui fascinait sa pensée.

La vieillesse, – chose très lointaine, qu’ellene se représentait pas bien… Mais pourquoi ne pas vieillir,ensemble et s’aimer encore ; —s’aimer éternellement dans lavie, et après la vie.

– Sen kodja, disait-elle (tu serasvieux) ; ben kodja (je serai vieille)…

Cette dernière phrase était à peine articulée,et, suivant son habitude, plutôt mimée que parlée. Pour dire :« Je serai vieille », elle cassait sa voix jeune, et,pendant quelques secondes, elle se ramassait sur elle-même commeune petite vieille, courbant son corps si plein de jeunesse ardenteet fraîche.

– Zarar yok (cela ne fait rien), était laconclusion. Cela ne fait rien, Loti, nous nous aimeronstoujours.

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