Aziyadé

XXVI

Nous descendions, par une soirée splendide, larampe d’Oun-Capan.

Stamboul avait un aspect inaccoutumé ;les hodjas dans tous les minarets chantaient des prières inconnuessur des airs étranges ; ces voix aiguës, parties de si haut, àune heure insolite de la nuit inquiétaient l’imagination ; etles musulmans, groupés sur leurs portes, semblaient regarder tousquelque point effrayant du ciel.

Achmet suivit leurs regards, et me saisit lamain avec terreur : la lune que tout à l’heure nous avions vuesi brillante sur le dôme de Sainte-Sophie, s’était éteinte là-hautdans l’immensité ; ce n’était plus qu’une tache rouge, terneet sanglante.

Il n’est rien de si saisissant que les signesdu ciel, et ma première impression, plus rapide que l’éclair, futaussi une impression de frayeur. Je n’avais point prévu cetévénement, ayant depuis longtemps négligé de consulter lecalendrier.

Achmet m’explique combien c’est là un casgrave et sinistre : d’après la croyance turque, la lune est ence moment aux prises avec un dragon qui la dévore. On peut ladélivrer cependant, en intercédant auprès d’Allah, et en tirant àballe sur le monstre.

On récite en effet, dans toutes les mosquées,des prières de circonstance, et la fusillade commence à Stamboul.De toutes les fenêtres, de tous les toits, on tire des coups defusil à la lune, dans le but d’obtenir une heureuse solution del’effrayant phénomène.

Nous prenons un caïque au Phanar pourrejoindre notre logis ; on nous arrête en route. À mi-cheminde la Corne d’or, le canot des Zaptiés nous barre le passage :une nuit d’éclipse, se promener en caïque est interdit.

Nous ne pouvons cependant pas coucher dans larue. Nous parlementons, nous discutons, le prenant de très hautavec MM. les Zaptiés, et, une fois encore, en payant d’audacenous nous tirons d’affaire.

Nous arrivons à la case, où Aziyadé nousattend dans la consternation et la terreur.

Les chiens hurlent à la lune d’une façonlamentable, qui complique encore la situation.

D’un air mystique, Achmet et Aziyadém’apprennent que ces chiens hurlent ainsi pour demander à Allah uncertain pain mystérieux qui leur est dispensé dans certainescirconstances solennelles, – et que les hommes ne peuvent voir.

L’éclipse continue sa marche, malgré lafusillade ; le disque entier est même d’une nuance rougeextraordinairement prononcée, – coloration due à un étatparticulier de l’atmosphère.

J’essaye l’explication du phénomène au moyend’une bougie, d’une orange et d’un miroir, vieux procédéd’école.

J’épuise ma logique, et mes élèves necomprennent pas ; devant cette hypothèse tout à faitinadmissible que la terre est ronde, Aziyadé s’assied avec dignité,et refuse absolument de me prendre au sérieux. Je me fais l’effetd’un pédagogue, image horrible ! et je suis pris de fourire ; je mange l’orange et j’abandonne ma démonstration…

À quoi bon du reste cette sotte science, etpourquoi leur ôterais-je la superstition qui les rend pluscharmants ?

Et nous voilà, nous aussi, tirant tous lestrois des coups de fusil par la fenêtre, à la lune qui continue defaire là-haut un effet sanglant, au milieu des étoiles brillantes,dans le plus radieux de tous les ciels !

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