Aziyadé

II

 

Portia ! flambeau du ciel !Portia ! ta main, c’est moi !

(ALFRED DE MUSSET, Portia.)

Le soleil était couché depuis deux heuresquand un dernier caïque s’avança seul, parti d’Azar-Kapou ;Samuel était aux avirons ; une femme voilée était assise àl’arrière sur des coussins. Je vis que c’était elle.

Quand ils arrivèrent, la place de la mosquéeétait devenue déserte, et la nuit froide.

Je pris sa main sans mot dire, et l’entraînaien courant vers ma maison, oubliant le pauvre Samuel, qui restadehors…

Et, quand le rêve impossible fut accompli,quand elle fut là, dans cette chambre préparée pour elle, seuleavec moi, derrière deux portes garnies de fer, je ne sus que melaisser tomber près d’elle, embrassant ses genoux. Je sentis que jel’avais follement désirée : j’étais comme anéanti.

Alors j’entendis sa voix. Pour la premièrefois, elle parlait et je comprenais, – ravissement encoreinconnu ! – Et je ne trouvais plus un seul mot de cette langueturque que j’avais apprise pour elle ; je lui répondais dansla vieille langue anglaise des choses incohérentes que jen’entendais même plus !

– Severim seni, Lotim ! (Je t’aime, Loti,disait-elle, je t’aime !)

On me les avait dits avant Aziyadé, ces motséternels ; mais cette douce musique de l’amour frappait pourla première fois mes oreilles en langue turque. Délicieuse musiqueque j’avais oubliée, est-ce bien possible que je l’entende encorepartir avec tant d’ivresse du fond d’un cœur pur de jeunefemme ; tellement, qu’il me semble ne l’avoir entenduejamais ; tellement qu’elle vibre comme un chant du ciel dansmon âme blasée…

Alors, je la soulevai dans mes bras, je plaçaisa tête sous un rayon de lumière pour la regarder, et je lui discomme Roméo :

– Répète encore ! redis-le !

Et je commençais à lui dire beaucoup de chosesqu’elle devait comprendre ; la parole me revenait avec lesmots turcs, et je lui posais une foule de questions en luidisant :

– Réponds-moi !

Elle, elle me regardait avec extase, mais jevoyais que sa tête n’y était plus, et que je parlais dans levide.

– Aziyadé, dis-je, tu ne m’entendspas ?

– Non, répondit-elle.

Et elle me dit d’une voix grave ces mots douxet sauvages :

– Je voudrais manger les paroles de tabouche ! Senin laf yemek isterim ! (Loti ! jevoudrais manger le son de ta voix !)

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