Aziyadé

XXV

– Loti, dit Achmet, explique-moi un peu levoyage que tu vas faire.

– Achmet, dis-je, quand j’aurai traversé lamer de Marmara, l’Ak-Déniz (la mer vieille), comme vous l’appelez,j’en traverserai une beaucoup plus grande pour aller au pays desGrecs, une plus grande encore pour aller au pays des Italiens, lepays de ta « madame », et puis encore une plus grandepour atteindre la pointe d’Espagne. Si au moins je restais danscette mer si bleue, la Méditerranée, je serais moins loin devous ; ce serait encore un peu votre ciel, et les bateaux quifont le va-et-vient du Levant m’apporteraient souvent des nouvellesde la Turquie ! Mais j’entrerai dans une autre mer, tellementimmense, que tu n’as aucune idée d’une étendue pareille, et il mefaudra, là, naviguer plusieurs jours en remontant vers l’étoile (lenord) pour arriver dans mon pays – dans mon pays, où nous voyonsplus souvent la pluie que le beau temps, et les nuages que lesoleil.

« Je serai là-bas bien loin de vous etcette contrée ne ressemble guère à la tienne ; tout y est pluspâle, et les couleurs de toute chose y sont plus ternes ;c’est comme ici quand il fait de la brume, encore est-ce moinstransparent.

« Le pays est si plat, que tu n’en asjamais vu de semblable, si ce n’est quand tu es allé en Arabie,faire à la Mecque le pèlerinage que tout bon musulman doit autombeau du prophète ; seulement, au lieu de sable, c’est del’herbe verte et de grands champs labourés. Les maisons sont toutescarrées et pareilles ; pour perspective, on n’a guère que lemur de son voisin, et souvent cette platitude vous étouffe, onvoudrait s’élever pourvoir plus loin.

« Encore n’y a-t-il pas, comme enTurquie, des escaliers pour monter sur les toits, et, moi qui teparle, ayant un jour eu l’idée de me promener sur ma maison, je mesuis vu passer dans mon quartier pour un garçon excentrique.

« Tout le monde est à l’uniforme, paletotgris, chapeau ou casquette, et c’est pis qu’à Péra. Tout est prévu,réglé, numéroté ; il y a des lois surtout et des règlementspour tout le monde, si bien que le dernier des cuistres, marchandde bonneterie ou garçon coiffeur, a les mêmes droits à vivre qu’ungarçon intelligent et déterminé, comme toi ou moi par exemple.

« Enfin, croirais-tu, mon cher Achmedim,que, pour le quart de ce que nous faisons journellement à Stamboul,on aurait dans mon pays des pourparlers d’une heure avec lecommissaire de police !

Achmet comprit très bien cet aperçu decivilisation occidentale, et resta un instant rêveur.

– Pourquoi, dit-il, après la guerre,n’amènerais-tu pas ta famille en Turquie d’Asie, Loti ?

– Loti, dit Achmet, je veux que tu emportes cechapelet qui me vient de mon père Ibrahim, et promets-moi qu’il nete quittera jamais. Je sais bien, reprit-il en pleurant, que je nete reverrai plus. Dans un mois, nous aurons la guerre ; c’estfini des pauvres Turcs, c’est fini de Stamboul, les Moscov nousdétruiront tous, et, quand tu reviendras, Loti, ton Achmet seramort.

« Son corps restera quelque part dans lacampagne, du côté du Nord ; il n’aura même pas une petitetombe en marbre gris, sous les cyprès, dans le cimetière deKassim-Pacha ; Aziyadé sera passée en Asie, et tu neretrouveras plus sa trace, personne ne pourra plus te parlerd’elle. Loti, dit-il en pleurant, reste avec ton frère !

Hélas ! Je crains ces Moscov autant quelui-même, je tremble à cette idée horrible que je pourrais en effetperdre sa trace, et que je ne trouverais plus personne au monde quipût jamais me parler d’elle !…

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