Aziyadé

IX

On entendit au milieu de ce tapage un légercraquement de porcelaine : Aziyadé était restée immobile,seulement elle venait de briser sa tasse dans sa main crispée, etles débris tombaient à terre.

Le mal n’était pas grand ; le café épaisaprès avoir désagréablement sali ses doigts, se répandit sur leplancher, et l’incident passa sans qu’aucun de nous fît mine del’avoir remarqué.

Cependant la tache s’élargissait par terre, etun liquide sombre tombait toujours de sa main fermée, goutte àgoutte d’abord, ensuite en mince filet noir. Une lanterne éclairaitmisérablement cette chambre. Je m’approchai pour regarder : ily avait près d’elle une mare de sang. La porcelaine brisée avaitentaillé cruellement sa chair, et l’os seulement avait arrêté cettecoupure profonde.

Le sang de ma chérie coula une demi-heure,sans qu’on trouvât aucun moyen de l’étancher.

On en emportait des cuvettes toutesrougies ; on tenait sa main dans l’eau froide en comprimantles lèvres de cette plaie : rien n’arrêtait ce sang, etAziyadé, blanche comme une jeune fille morte, s’était affaisséeenfermant les yeux.

Achmet avait pris sa course pour allerréveiller une vieille femme à tête de sorcière qui l’arrêta enfinavec des plantes et de la cendre.

La vieille, après avoir recommandé de luitenir toute la nuit le bras vertical, et réclamé trente piastres desalaire, fit quelques signes sur la blessure et disparut.

Il fallut ensuite congédier tous ces hommes etcoucher l’enfant malade. Elle était pour l’instant aussi froidequ’une statue de marbre, et complètement évanouie.

La nuit qui suivit fut sans sommeil pour nousdeux.

Je la sentais souffrir ; tout son corpsse raidissait de douleur. Il fallait tenir verticalement ce brasblessé, c’était la recommandation de l’affreuse vieille, et ellesouffrait moins ainsi. Je tenais moi-même ce bras nu qui avait lafièvre ; toutes les fibres vibraient et tremblaient, je lessentais aboutir à cette coupure profonde et béante ; il mesemblait souffrir moi-même, comme si ma propre chair eût été coupéejusqu’à l’os et non la sienne.

La lune éclairait des murailles nues, unplancher nu, une chambre vide ; les meubles absents, lestables de planches grossières dépouillées de leurs couvertures desoie, éveillaient des idées de misère, de froid et desolitude ; les chiens hurlaient au-dehors de cette manièrelugubre qui, en Turquie comme en France est réputée présage demort ; le vent sifflait à notre porte, ou gémissait toutdoucement comme un vieillard qui va mourir.

Son désespoir me faisait mal, il était siprofond et si résigné, qu’il eût attendri des pierres. J’étais toutpour elle, le seul qu’elle eût aimé, et le seul qui l’eût jamaisaimée, et j’allais la quitter pour ne plus revenir.

– Pardon, Loti, disait-elle, de t’avoir donnéce tracas de me couper les doigts ; je t’empêche de dormir.Mais dors, Loti, cela ne fait rien que je souffre, puisque c’estfini de moi-même.

– Écoute, lui dis-je, Aziyadé, ma bien-aimée,veux-tu que je revienne ?…

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