Aziyadé

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À WILLIAM BROWN, LIEUTENANT

AU 3E D’INFANTERIE DE LIGNE, À LONDRES

Salonique, 2 juin.

… Ce n’était d’abord qu’une ivresse del’imagination et des sens ; quelque chose de plus est venuensuite, de l’amour ou peu s’en faut ; j’en suis surpris etcharmé.

Si vous aviez pu suivre aujourd’hui votre amiLoti dans les rues d’un vieux quartier solitaire, vous l’auriez vumonter dans une maison d’aspect fantastique. La porte se refermesur lui avec mystère. C’est la case choisie pour ces changements dedécors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez,c’était pour Isabelle B…, l’étoile : la scène se passait dansun fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grandMartyn ; vieille histoire que ces changements de décors, etc’est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peud’attrait et de nouveauté.)

Début de mélodrame. Premier tableau : Unvieil appartement obscur. Aspect assez misérable, mais beaucoup decouleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec desarmes.

Votre ami Loti est planté au milieu et troisvieilles juives s’empressent autour de lui sans mot dire. Elles ontdes costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestesornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pourcoiffure, des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de luienlever ses vêtements d’officier et se mettent à l’habiller à laturque, en s’agenouillant pour commencer par les guêtres dorées etles jarretières. Loti conserve l’air sombre et préoccupé quiconvient au héros d’un drame lyrique.

Les trois vieilles mettent dans sa ceintureplusieurs poignards dont les manches d’argent sont incrustés decorail, et les lames damasquinées d’or ; elles lui passent uneveste dorée à manches flottantes, et le coiffent d’un tarbouch.Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beauainsi, et vont chercher un grand miroir.

Loti trouve qu’il n’est pas mal en effet, etsourit tristement à cette toilette qui pourrait lui êtrefatale ; et puis il disparaît par une porte de derrière ettraverse toute une ville saugrenue, des bazars d’Orient et desmosquées ; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtuesde ces couleurs éclatantes qu’on affectionne en Turquie ;quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur sonpassage : « Voici un Albanais qui est bien mis, et sesarmes sont belles. »

Plus loin, mon cher William, il seraitimprudent de suivre votre ami Loti ; au bout de cette course,il y a l’amour d’une femme turque, laquelle est la femme d’un Turc,– entreprise insensée en tout temps, et qui n’a plus de nom dansles circonstances du jour. – Auprès d’elle, Loti va passer uneheure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête deplusieurs autres, et de toutes sortes de complicationsdiplomatiques.

Vous direz qu’il faut, pour en arriver là, unterrible fond d’égoïsme ; je ne dis pas le contraire ;mais j’en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon àfaire et qu’il faut toujours épicer de son mieux le repas si fadede la vie.

Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cherWilliam : je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement àvotre affection, pas plus qu’à celle de personne ; mais vousêtes, parmi les gens que j’ai rencontrés deçà et delà dans lemonde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivreet à échanger mes impressions. S’il y a dans ma lettre quelque peud’épanchement, il ne faut pas m’en vouloir : j’avais bu du vinde Chypre.

À présent c’est passé ; je suis monté surle pont respirer l’air vif du soir, et Salonique faisait piètremine ; ses minarets avaient l’air d’un tas de vieillesbougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent lesvices de Sodome. Quand l’air humide me saisit comme une doucheglacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, jeretombe sur moi-même ; je ne retrouve plus au-dedans de moique le vide écœurant et l’immense ennui de vivre.

Je pense aller bientôt à Jérusalem, où jetâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l’instant, mescroyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale,mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grandepersonnalité : le gendarme.

Je vous reviendrai sans doute en automne dansle Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suisvotre dévoué.

LOTI.

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