Aziyadé

XXVIII

« Ma mère Béhidjé « est une trèsextraordinaire vieille femme, octogénaire et infirme, – fille etveuve de pacha, – plus musulmane que le Koran, et plus raide que laloi du Chéri.

Feu Chefket-Daoub-pacha, époux deBéhidjé-hanum, fut un des favoris du sultan Mahmoud, et trempa dansle massacre des janissaires. Béhidjé-hanum, admise à cette époquedans son conseil, l’y avait poussé de tout son pouvoir.

Dans une rue verticale du quartier turc deDjianghir, sur les hauteurs du Taxim, habite la vieilleBéhidjé-hanum. Son appartement, qui déjà surplombe des précipices,porte deux shaknisirs en saillie, soigneusement grillés de lattesde frêne.

De là, on domine d’aplomb les quartiers deFoundoucli, les palais de Dolma-Bagtché et de Tchéraghan, la pointedu Sérail, le Bosphore, le Deerhound, pareil à une coquille de noixposée sur une nappe bleue, —et puis Scutari et toute la côted’Asie.

Béhidjé-hanum passe ses journées à cetobservatoire, étendue sur un fauteuil, et Aziyadé est souvent à sespieds, – Aziyadé attentive au moindre signe de sa vieille amie, etdévorant ses paroles comme les arrêts divins d’un oracle.

C’est une anomalie que l’intimité de la jeunefemme obscure et de la vieille cadine, rigide et fière, de noblesouche et de grande maison.

Béhidjé-hanum ne m’est connue que parouï-dire : les infidèles ne sont point admis dans sademeure.

Elle est belle encore, affirme Aziyadé, malgréses quatre-vingts ans, « belle comme les beaux soirs d’hiver«

Et, chaque fois qu’Aziyadé m’exprime quelqueidée neuve, quelque notion nette et profonde sur des choses qu’ellesemblerait devoir ignorer absolument, et que je lui demande :« Qui t’a appris cela, ma chérie ? »— Aziyadérépond : « C’est ma mère Béhidjé. »

« Ma mère « et « mon père« sont des titres de respect qu’on emploie en Turquielorsqu’on parle de personnes âgées, même lorsque ces personnes voussont indifférentes ou inconnues.

Béhidjé-hanum n’est point une mère pourAziyadé. Tout au moins est-ce une mère imprudente, qui ne craintpas d’exalter terriblement la jeune imagination de son enfant.

Elle l’exalte au point de vue religieuxd’abord, tant et si bien, que la pauvre petite abandonnée versesouvent des larmes très amères sur son amour pour un infidèle.

Elle l’exalte au point de vue romanesqueaussi, par le récit de longues histoires, contées avec esprit etavec feu, qui me sont redites la nuit, par les lèvres fraîches dema bien-aimée.

Longues histoires fantastiques, aventures dugrand Tchengiz ou des anciens héros du désert, légendes persanes outartares, où l’on voit de jeunes princesses, persécutées par lesgénies, accomplir des prodiges de fidélité et de courage.

Et, quand Aziyadé arrive le soir,l’imagination plus surexcitée que de coutume, je puis en toutesûreté lui dire :

– Tu as passé ta journée, ma chère petiteamie, aux pieds de ta mère Béhidjé !

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