XXI
Aziyadé est plus souvent silencieuse, et sesyeux sont plus tristes.
– Qu’as-tu, Loti, dit-elle, et pourquoi es-tutoujours sombre ? C’est à moi de l’être, puisque, quand tuseras parti, je vais mourir.
Et elle fixa ses yeux sur les miens avec tantde pénétration et de persistance, que je détournai la tête sous ceregard.
– Moi, dis-je, ma chérie ! Je ne meplains de rien quand tu es là, et je suis plus heureux qu’unroi.
– En effet, qui est plus aimé que toi,Loti ? et qui pourrais-tu bien envier ? Envierais-tu mêmele sultan ?
Cela est vrai, le sultan, l’homme qui, pourles Ottomans, doit jouir de la plus grande somme du bonheur sur laterre, n’est pas l’homme que je puis envier ; il est fatiguéet vieilli et, de plus il est constitutionnel.
– Je pense, Aziyadé, dis-je, que le padishahdonnerait tout ce qu’il possède, – même son émeraude qui est aussilarge qu’une main, même sa charte et son parlement, – pour avoir maliberté et ma jeunesse.
J’avais envie de dire : « Pourt’avoir, toi !… » mais le padishah ferait sans doute bienpeu de cas d’une jeune femme, si charmante qu’elle fût, et j’euspeur surtout de prononcer une rengaine d’opéra-comique. Mon costumey prêtait d’ailleurs : une glace m’envoyait une imagedéplaisante de moi-même, et je me faisais l’effet d’un jeune ténor,prêt à entonner un morceau d’Auber.
C’est ainsi que, par moments, je ne réussisplus à me prendre au sérieux dans mon rôle turc ; Loti passele bout de l’oreille sous le turban d’Arif, et je retombe sottementsur moi-même, impression maussade et insupportable.