Aziyadé

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LOTI A WILLIAM BROWN

J’ai reçu votre triste lettre il y a seulementdeux jours ; vous l’aviez adressée à bord du Prince-of-Wales,elle est allée me chercher à Tunis et ailleurs.

En effet, mon pauvre ami, votre part dechagrins est lourde aussi, et vous les sentez plus vivement qued’autres parce que, pour votre malheur, vous avez reçu comme moi cegenre d’éducation qui développe le cœur et la sensibilité.

Vous avez tenu vos promesses, sans doute, ence qui concerne la jeune femme que vous aimez. À quoi bon, monpauvre ami, au profit de qui et en vertu de quelle morale ? Sivous l’aimez à ce point et si elle vous aime, ne vous embarrassezpas des conventions et des scrupules ; prenez-la à n’importequel prix, vous serez heureux quelque temps, guéri après, et lesconséquences sont secondaires.

Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuisque je vous ai quitté ; j’y ai rencontré une jeune femmeétrangement charmante, du nom d’Aziyadé, qui m’a aidé à passer àSalonique mon temps d’exil, – et un vagabond, Samuel, que j’ai prispour ami. Le moins possible j’habite le Deerhound ; j’y suisintermittent (comme certaines fièvres de Guinée), reparaissant tousles quatre jours pour les besoins du service. J’ai un bout de caseà Constantinople, dans un quartier où je suis inconnu ; j’ymène une vie qui n’a pour règle que ma fantaisie, et une petiteBulgare de dix-sept ans est ma maîtresse du jour.

L’Orient a du charme encore ; il estresté plus oriental qu’on ne pense. J’ai fait ce tour de forced’apprendre en deux mois la langue turque ; je porte fez etcafetan, – et je joue à l’effendi, comme les enfants jouent auxsoldats.

Je riais autrefois de certains romans où l’onvoit de braves gens perdre, après quelque catastrophe, lasensibilité et le sens moral ; peut-être cependant ce cas-làest-il un peu le mien. Je ne souffre plus, je ne me souviensplus : je passerais indifférent à côté de ceux qu’autrefoisj’ai adorés.

J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai paspu. Cette illusion sublime qui peut élever le courage de certainshommes, de certaines femmes, – nos mères par exemple, – jusqu’àl’héroïsme, cette illusion m’est refusée.

Les chrétiens du monde me font rire ; sije l’étais, moi, le reste n’existerait plus à mes yeux ; je meferais missionnaire et m’en irais quelque part me faire tuer auservice du Christ…

Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et ladébauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à lalongue, et c’est alors qu’on ne souffre plus. Cette vérité n’estpas neuve, et je reconnais qu’Alfred de Musset vous l’eût beaucoupmieux accommodée ; mais, de tous les vieux adages, que, degénération en génération, les hommes se repassent, celui-là est undes plus immortellement vrais. Cet amour pur que vous rêvez est unefiction comme l’amitié ; oubliez celle que vous aimez pour unecoureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d’unefille de cirque qui aura de belles formes.

Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale,rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ;il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander leplus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale quiest la mort.

Les vraies misères, ce sont les maladies, leslaideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi, nous n’avons cesmisères-là ; nous pouvons avoir encore une foule demaîtresses, et jouir de la vie.

Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire maprofession de foi : j’ai pour règle de conduite de fairetoujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de touteconvention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aimepersonne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance.

J’ai mis vingt-sept ans à en venir là ;si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes j’étais aussiparti de plus haut.

Adieu, je vous embrasse.

LOTI.

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