Aziyadé

XVII

Stamboul, 27 septembre.

7 Zi-il-iddjé 1293 de l’hégire.

J’étais entré, pour laisser passer une averse,dans un café turc près de la mosquée de Bayazid.

Rien que de vieux turbans dans ce café, et devieilles barbes blanches. Des vieillards (des hadj-baba) étaientassis, occupés à lire les feuilles publiques, ou à regarder àtravers les vitres enfumées les passants qui couraient sous lapluie. Des dames turques, surprises par l’ondée, fuyaient de toutela vitesse que leur permettaient leurs babouches et leurs socques àpatins. C’était dans la rue une grande confusion et dans le public,une grande bousculade ; l’eau tombait à torrents.

J’examinai les vieillards quim’entouraient : leurs costumes indiquaient la rechercheminutieuse des modes du bon vieux temps ; tout ce qu’ilsportaient était eski, jusqu’à leurs grandes lunettes d’argent,jusqu’aux lignes de leurs vieux profils. Eski, mot prononcé avecvénération, qui veut dire antique, et qui s’applique en Turquieaussi bien à de vieilles coutumes qu’à de vieilles formes devêtement ou à de vieilles étoffes. Les Turcs ont l’amour du passé,l’amour de l’immobilité et de la stagnation.

On entendit tout à coup le bruit du canon, unesalve d’artillerie partie du Séraskiérat ; les vieillardséchangèrent des signes d’intelligence et des souriresironiques.

– Salut à la constitution de Midhat-pacha, ditl’un d’eux en s’inclinant d’un air de moquerie.

– Des députés ! une charte !marmottait un autre vieux turban vert ; les khalifes du tempsjadis n’avaient point besoin des représentations du peuple.

– Voï, voï, voï, Allah !… et nos femmesne couraient point en voile de gaze ; et les croyants disaientplus régulièrement leurs prières ; et les Moscow avaient moinsd’insolence !

Cette salve d’artillerie annonçait auxmusulmans que le padishah leur octroyait une constitution, pluslarge et plus libérale que toutes les constitutionseuropéennes ; et ces vieux Turcs accueillaient très froidementce cadeau de leur souverain.

Cet événement, qu’Ignatief avait retardé detout son pouvoir, était attendu depuis longtemps ; on put, àdater de ce jour, considérer la guerre comme tacitement déclaréeentre la Porte et le czar, et le sultan poussa ses armements avecardeur.

Il était sept heures et demie à la turque(environ midi). La promulgation avait lieu à Top-Kapou (la SublimePorte), et j’y courus sous ce déluge.

Les vizirs, les pachas, les généraux, tous lesfonctionnaires, toutes les autorités, en grand costume tous, etchamarrés de dorures, étaient parqués sur la grande place deTop-Kapou, où étaient réunies les musiques de la cour.

Le ciel était noir et tourmenté ; pluieet grêle tombaient abondamment et inondaient tout ce monde. Sousces cataractes, on donnait au peuple lecture de la charte, et lesvieilles murailles crénelées du sérail, qui fermaient le tableau,semblaient s’étonner beaucoup d’entendre proférer en plein Stamboulces paroles subversives.

Des cris, des vivats et des fanfaresterminèrent cette singulière cérémonie, et tous les assistants,trempés jusqu’aux os, se dispersèrent tumultueusement.

À la même heure, à l’autre bout deConstantinople, au palais de l’Amirauté, s’étaient réunis lesmembres de la conférence internationale.

C’était un effet combiné à dessein : lessalves devaient se faire entendre au milieu du discours deSafvet-pacha aux plénipotentiaires, et l’aider dans sapéroraison.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer