Aziyadé

IV

Je veille, et, nuit et jour, mon front rêve enflammé,

Ma joue en pleurs ruisselle,

Depuis qu’Albaydé dans la tombe a fermé

Ses beaux yeux de gazelle.

(VICTOR HUGO, Orientales.)

La chose froide que je tenais serrée dans mesbras était une borne de marbre plantée dans le sol.

Ce marbre était peint en bleu d’azur, etterminé en haut par un relief de fleurs d’or. Je vois encore cesfleurs et ces lettres dorées en saillie, que machinalement jelisais…

C’était une de ces pierres tumulaires qui sonten Turquie particulières aux femmes, et j’étais assis sur la terre,dans le grand cimetière de Kassim-Pacha.

La terre rouge et fraîchement remuée formaitune bosse de la longueur d’un corps humain ; de petitesplantes déracinées par la bêche étaient posées sur ce guéret lesracines en l’air ; tout alentour, c’étaient la mousse etl’herbe fine, des fleurs sauvages odorantes. – On ne porte nibouquets ni couronnes sur les tombes turques.

Ce cimetière n’avait pas l’horreur de noscimetières d’Europe ; sa tristesse orientale était plus douce,et aussi plus grandiose. De grandes solitudes mornes, des collinesstériles, çà et là plantées de cyprès noirs ; de loin en loin,à l’ombre de ces arbres immenses, des mottes de terre retournées dela veille, d’antiques bornes funéraires, de bizarres tombesturques, coiffées de tarbouchs et de turbans.

Tout au loin, à mes pieds, la Corne d’or, lasilhouette familière de Stamboul, et là-bas… Eyoub !

C’était un soir d’été ; la terre, l’herbesèche, tout était tiède, à part ce marbre autour duquel j’avaisnoué mes bras, qui était resté froid ; sa base plongeait enterre, et se refroidissait au contact de la mort.

Les objets extérieurs avaient ces aspectsinaccoutumés que prennent les choses, quand les destinées deshommes ou des empires touchent aux grandes crises décisives, quandles destinées s’achèvent.

On entendait au loin les fanfares des troupesqui partaient pour la guerre sainte, ces étranges fanfares turques,unisson strident et sonore, timbre inconnu à nos cuivresd’Europe ; on eût dit le suprême hallali de l’islamisme et del’Orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.

Le yatagan turc traînait à mon côté, jeportais l’uniforme de yuzbâchi ; celui qui était là nes’appelait plus Loti, mais Arif, le yuzbâchi Arif-Ussam ; –j’avais sollicité d’être envoyé aux avant-postes, je partais lelendemain…

Une tristesse immense et recueillie planaitsur cette terre sacrée de l’islam ; le soleil couchant doraitles vieux marbres verdâtres des tombes, il promenait des lueursroses sur les grands cyprès, sur leurs troncs séculaires, sur leurmélancolique ramure grise. Ce cimetière était comme un templegigantesque d’Allah ; il en avait le calme mystérieux, etportait à la prière.

J’y voyais comme à travers un voile funèbre,et toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vaguedésordre des rêves ; tous les coins du monde où j’ai vécu etaimé, mes amis, mon frère, des femmes de diverses couleurs que j’aiadorées, et puis, hélas ! le foyer bien-aimé que j’ai désertépour jamais, l’ombre de nos tilleuls, et ma vieille mère…

Pour elle qui est là couchée, j’ai toutoublié !… Elle m’aimait, elle, de l’amour le plus profond etle plus pur, le plus humble aussi : et tout doucement,lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte dedouleur, sans m’envoyer une plainte. J’entends encore sa voix graveme dire : « Je ne suis qu’une petite esclavecircassienne, moi… Mais, toi, tu sais ; pars, Loti, si tu leveux ; fais suivant ta volonté ! »

Les fanfares retentissaient dans le lointain,sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; desmilliers d’hommes criaient ensemble le nom terrible d’Allah, leurclameur lointaine montait jusqu’à moi et remplissait les grandscimetières de rumeurs étranges.

Le soleil s’était couché derrière la collinesacrée d’Eyoub, et la nuit d’été descendait transparente surl’héritage d’Othman…

… Cette chose sinistre qui est là-dessous, siprès de moi que j’en frémis, cette chose sinistre déjà dévorée parla terre, et que j’aime encore… Est-ce tout, mon Dieu ?… Oubien y a-t-il un reste indéfini, une âme, qui plane ici dans l’airpur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant là surcette terre ?…

Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, moncœur qui s’était durci et fermé dans la comédie de la vie, s’ouvreà présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines,et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si toutn’est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôtpeut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir…

 

V

CONCLUSION

On lit dans le Djerideï-havadis, journal deStamboul :

« Parmi les morts de la dernière bataillede Kars, on a retrouvé le corps d’un jeune officier de la marineanglaise, récemment engagé au service de la Turquie sous le nom deArif-Ussam-effendi.

« Il a été inhumé parmi les bravesdéfenseurs de l’islam (que Mahomet protège !), aux pieds duKizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. »

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