Aziyadé

LIV

L’essence de cette région est l’oubli…

Quiconque est plongé dans l’Océan du cœur a trouvé

le repos dans cet anéantissement.

Le cœur n’y trouve autre chose que le ne pas être…

(FERIDEDDIN ATTAR, poète persan.)

Il y avait réception chez Izeddin-Ali-effendi,au fond de Stamboul : la fumée des parfums, la fumée dutembaki, le tambour de basque aux paillettes de cuivre, et des voixd’hommes chantant comme en rêve les bizarres mélodies del’Orient.

Ces soirées qui m’avaient paru d’abord d’uneétrangeté barbare, peu à peu m’étaient devenues familières, et chezmoi, plus tard, avaient lieu des réceptions semblables où l’ons’enivrait au bruit du tambour, avec des parfums et de lafumée.

On arrive le soir aux réceptions deIzeddin-Ali-effendi, pour ne repartir qu’au grand jour. Lesdistances sont grandes à Stamboul par une nuit de neige, et Izeddinentend très largement l’hospitalité.

La maison d’Izeddin-Ali, vieille et caduqueau-dehors, renferme dans ses murailles noires les mystérieusesmagnificences du luxe oriental. Izeddin-Ali professe d’ailleurs leculte exclusif de tout ce qui est eski, de tout ce qui rappelle lestemps regrettés du passé, de tout ce qui est marqué au sceaud’autrefois,

On frappe à la porte, lourde et ferrée ;deux petites esclaves circassiennes viennent sans bruit vousouvrir.

On éteint sa lanterne, on se déchausse,opérations très bourgeoises voulues par les usages de la Turquie.Le chez soi, en Orient, n’est jamais souillé de la boue dudehors ; on la laisse à la porte, et les tapis précieux que lepetit-fils a reçus de l’aïeul, ne sont foulés que par des babouchesou des pieds nus.

Ces deux esclaves ont huit ans ; ellessont à vendre et elles le savent. Leurs faces épanouies sontrégulières et charmantes ; des fleurs sont plantées dans leurscheveux de bébé, relevés très haut sur le sommet de la tête. Avecrespect elles vous prennent la main et la touchent doucement deleur front.

Aziyadé, qui avait été, elle aussi, une petiteesclave circassienne, avait conservé cette manière de m’exprimer lasoumission et l’amour…

On monte de vieux escaliers sombres, couvertsde somptueux tapis de Perse ; le haremlike s’entr’ouvredoucement et des yeux de femmes vous observent, parl’entrebâillement d’une porte incrustée de nacre.

Dans une grande pièce où les tapis sont siépais qu’on croirait marcher sur le dos d’un mouton de Kachemyre,cinq ou six jeunes hommes sont assis, les jambes croisées, dans desattitudes de nonchalance heureuse, et de tranquille rêverie. Ungrand vase, de cuivre ciselé, rempli de braise, fait à cetappartement une atmosphère tiède, un tant soit peu lourde qui porteau sommeil. Des bougies sont suspendues par grappes au plafond dechêne sculpté ; elles sont enfermées dans des tulipes d’opale,qui ne laissent filtrer qu’une lumière rose, discrète etvoilée.

Les chaises, comme les femmes, sont inconnuesdans ces soirées turques. Rien que des divans très bas, couverts deriches soies d’Asie ; des coussins de brocart, de satin etd’or, des plateaux d’argent, où reposent de longs chibouks dejasmin ; de petits meubles à huit pans, supportant desnarguilhés que terminent de grosses boules d’ambre incrustéesd’or.

Tout le monde n’est pas admis chezIzeddin-Ali, et ceux qui sont là sont choisis ; non pas de cesfils de pacha, traînés sur les boulevards de Paris, gommeux etabêtis, mais tous enfants de la vieille Turquie élevés dans lesYalis dorés, à l’abri du vent égalitaire empesté de fumée dehouille qui souffle d’Occident. L’œil ne rencontre dans ces groupesque de sympathiques figures, au regard plein de flamme et dejeunesse.

Ces hommes qui, dans le jour, circulaient encostume européen, ont repris le soir, dans leur inviolableintérieur, la chemise de soie et le long cafetan en cachemiredoublé de fourrure. Le paletot gris n’était qu’un déguisementpassager et sans grâce, qui seyait mal à leurs organisationsasiatiques.

… La fumée odorante décrit dans la tièdeatmosphère des courbes changeantes et compliquées ; on cause àvoix basse, de la guerre souvent, d’Ignatief et des inquiétants« Moscov », des destinées fatales que Allah prépare aukhalife et à l’islam. Les toutes petites tasses de café d’Arabieont été plusieurs fois remplies et vidées ; les femmes duharem, qui rêvent de se montrer, entr’ouvrent la porte pour passeret reprendre elles-mêmes les plateaux d’argent. On aperçoit le boutde leurs doigts, un œil quelquefois, ou un bras retiréfurtivement ; c’est tout, et, à la cinquième heure turque (dixheures), la porte du haremlike est close, les belles ne paraissentplus.

Le vin blanc d’Ismidt que le Koran n’a pasinterdit est servi dans un verre unique, où, suivant l’usage,chacun boit à son tour.

On en boit si peu, qu’une jeune fille endemanderait davantage, et que ce vin est tout à fait étranger à cequi va suivre.

Peu à peu, cependant, la tête devient pluslourde, et les idées plus incertaines se confondent en un rêveindécis.

Izeddin-Ali et Suleïman prennent en main destambours de basque, et chantent d’une voix de somnambule de vieuxairs venus d’Asie. On voit plus vaguement la fumée qui monte, lesregards qui s’éteignent, les nacres qui brillent, la richesse dulogis. Et tout doucement arrive l’ivresse, l’oubli désiré de toutesles choses humaines !

Les domestiques apportent les yatags, oùchacun s’étend et s’endort…

… Le matin est rendu ; le jour se faufileà travers les treillages de frêne, les stores peints et les rideauxde soie.

Les hôtes d’Izeddin-Ali s’en vont faire leurtoilette, chacun dans un cabinet de marbre blanc, à l’aide deserviettes si brodées et dorées qu’en Angleterre on oserait à peines’en servir.

Ils fument une cigarette, réunis autour dubrasero de cuivre, et se disent adieu.

Le réveil est maussade… On s’imagine avoir étévisité par quelque rêve des Mille et Une Nuits, quand on seretrouve le matin, pataugeant dans la boue de Stamboul, dansl’activité des rues et des bazars.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer