XVII
KARAGUEUZ
Les aventures et les méfaits du seigneurKaragueuz ont amusé un nombre incalculable de générations de Turcs,et rien ne fait présager que la faveur de ce personnage soit prèsde finir.
Karagueuz offre beaucoup d’analogies decaractère avec le vieux polichinelle français ; après avoirbattu tout le monde, y compris sa femme, il est battu lui-même parChéytan, – le diable, – qui finalement l’emporte, à la grande joiedes spectateurs.
Karagueuz est en carton ou en bois ; ilse présente au public sous forme de marionnette ou d’ombrechinoise ; dans les deux cas, il est également drôle. Iltrouve des intonations et des postures que Guignol n’avait passoupçonnées ; les caresses qu’il prodigue à madame Karagueuzsont d’un comique irrésistible.
Il arrive à Karagueuz d’interpeller lesspectateurs et d’avoir ses démêlés avec le public. Il lui arriveaussi de se permettre des facéties tout à fait incongrues, et defaire devant tout le monde des choses qui scandaliseraient même uncapucin. En Turquie, cela passe ; la censure n’y trouve rien àdire, et on voit chaque soir les bons Turcs s’en aller, la lanterneà la main, conduire à Karagueuz des troupes de petits enfants. Onoffre à ces pleines salles de bébés un spectacle qui, enAngleterre, ferait rougir un corps de garde.
C’est là un trait curieux des mœursorientales, et on serait tenté d’en déduire que les musulmans sontbeaucoup plus dépravés que nous-mêmes, conclusion qui seraitabsolument fausse.
Les théâtres de Karagueuz s’ouvrent le premierjour du mois lunaire du Ramazan et sont fort courus pendant trentejours.
Le mois fini, tout se ramasse et se démonte.Karagueuz rentre pour un an dans sa boîte et n’a plus, sous aucunprétexte, le droit d’en sortir.