Aziyadé

XXIII

DE PLUMKETT A LOTI

Liverpool, 1876.

Mon cher Loti,

Figaro était un homme de génie : il riaitsi souvent, qu’il n’avait jamais le temps de pleurer. – Sa deviseest la meilleure de toutes, et je le sais si bien, que je m’efforcede la mettre en pratique et y arrive tant bien que mal.

Malheureusement, il m’est fort difficile derester trop longtemps le même individu. Trop souvent, la gaieté deFigaro m’abandonne, et c’est alors Jérémie, prophète de malheur, ouDavid, auguste désespéré sur lequel la main céleste s’estappesantie, qui s’empare de moi et me possède. Je ne parle pas, jecrie, je rugis ! Je n’écris pas, je ne pourrais que briser maplume et renverser mon encrier. Je me promène à grands pas enmontrant le poing à un être imaginaire, à un bouc émissaire idéal,auquel je rapporte toutes mes douleurs ; je commets toutes lesextravagances possibles : je me livre à huis clos aux actesles plus insensés, après quoi, soulagé ou plutôt fatigué, je mecalme et deviens raisonnable.

Vous allez me répéter encore que je suis undrôle de type ; un fou, que sais-je ? à quoi jerépondrai : « Oui mais bien moins que vous ne croyez.Bien moins que vous, par exemple. »

Avant de porter un jugement sur moi, encorefaudrait-il me connaître, me comprendre un peu et savoir quellescirconstances ont pu faire d’un individu, né raisonnable, le drôlede type que je suis. Nous sommes, voyez-vous, le produit de deuxfacteurs qui sont nos dispositions héréditaires, ou l’enjeu quenous apportons en paraissant sur la scène de la vie, et lescirconstances qui nous modifient et nous façonnent, comme unematière plastique qui prend et garde les empreintes de tout ce quil’a touchée. – Les circonstances, pour moi, n’ont été quedouloureuses ; j’ai été, pour me servir de l’expressionconsacrée, formé à l’école du malheur : – tout ce que je sais,je l’ai appris à mes dépens ; aussi je le sais bien ;c’est pourquoi je l’exprime parfois d’une manière un peutranchante. Si j’ai l’air parfois de dogmatiser, c’est que j’ai laprétention, moi qui ai souffert beaucoup, d’en savoir plus que ceuxqui ont moins souffert que moi, et de parler mieux qu’ils ne lepourraient faire en connaissance de cause.

Pour moi, il n’y a pas d’espoir en ce monde etje n’ai pas cette consolation de ceux qu’une foi ardente rend fortsau milieu des luttes de la vie, et confiants dans la justicesuprême du créateur.

Et, pourtant, je vis sans blasphémer.

Ai-je pu, au milieu de froissementscontinuels, conserver les illusions, l’enthousiasme et la fraîcheurmorale de la jeunesse ? Non, vous le savez bien ; j’airenoncé aux plaisirs de mon âge, qui ne sont déjà plus de mon goût,j’ai perdu l’aspect et les allures d’un jeune homme, et je visdésormais sans but comme sans espoir… Est-ce à dire pourtant quej’en sois réduit au même point que vous, dégoûté de tout, nianttout ce qui est bon, niant la vertu, niant l’amitié, niant tout cequi peut nous rendre supérieurs à la brute ? Entendons-nous,mon ami ; sur ces points, je pense tout autrement que vous.J’avoue que, malgré mon expérience des choses de ce monde(puissiez-vous n’en jamais acquérir une pareille, il en coûte tropcher !), je crois encore à tout cela, et à bien d’autreschoses encore.

À Londres, Georges m’a fait lire la lettrequ’il venait de recevoir de vous.

Vous la commencez gentiment par le récit,circonstancié et agrémenté de descriptions, d’une amourette à laturque. Nous vous suivons, Georges et moi, à travers les méandresfantasmagoriques d’une grande fourmilière orientale. Nous restonsla bouche béante en face des tableaux que vous nous tracez ;je songe à vos trois poignards, comme je songeais au bouclierd’Achille, si minutieusement chanté par Homère ! Et puisenfin, peut-être parce que vous avez reçu un grain de poussièredans l’œil, peut-être parce que votre lampe s’est mise à fumercomme vous acheviez votre lettre, peut-être pour moins que cela,vous terminez en nous lançant la série des lieux communs édités ausiècle dernier ! je crois vraiment que les lieux communs desfrères ignorantins valent encore mieux que ceux du matérialisme,dont le résultat sera l’anéantissement de tout ce qui existe. Onles acceptait au XVIIIe siècle, ces idées matérialistes : Dieuétait un préjugé ; la morale était devenue l’intérêt bienentendu, la société un vaste champ d’exploitation pour l’hommehabile. Tout cela séduisait beaucoup de gens par sa nouveauté etpar la sanction qu’en recevaient les actes les plus immoraux.Heureuse époque où aucun frein ne vous retenait ; où l’onpouvait tout faire ; l’on pouvait rire de tout, même deschoses les moins drôles, jusqu’au moment où tant de têtes tombèrentsous le couteau de la Révolution, que ceux qui conservèrent la leurcommencèrent à réfléchir. Ensuite vint une époque de transition, oùl’on vit apparaître une génération atteinte de phtisie morale,affligée de sensiblerie constitutionnelle, regrettant le passéqu’elle ne connaissait pas, maudissant le présent qu’elle necomprenait pas, doutant de l’avenir qu’elle ne devinait pas. Unegénération de romantiques, une génération de petits jeunes genspassant leur vie à rire, à pleurer, à prier, à blasphémer, modulantsur tous les tons leur insipide complainte pour en venir un beaujour à se faire sauter la cervelle.

Aujourd’hui, mon ami, on est beaucoup plusraisonnable, beaucoup plus pratique : on se hâte, avant d’êtredevenu un homme, de devenir une espèce d’homme ou un animalparticulier, comme vous voudrez. On se fait sur toute chose desopinions ou des préjugés en rapport avec son état ; on tombedans un certain milieu de la société, on en prend les idées. Vousacquérez ainsi une certaine tournure d’esprit, ou, si vous aimezmieux, un genre de bêtise qui cadre bien avec le milieu dans lequelvous vivez ; on vous comprend, vous comprenez les autres, vousentrez ainsi en communion intime avec eux et devenez réellement unmembre de leur corps. On se fait banquier, ingénieur, bureaucrate,épicier, militaire… Que sais-je ? mais au moins on est quelquechose ; on fait quelque chose ; on a la tête quelque partet non ailleurs ; on ne se perd pas dans des rêves sans fin.On ne doute de rien ; on a sa ligne de conduite toute tracéepar les devoirs que l’on est tenu de remplir. Les doutes que l’onpourrait avoir en philosophie, en religion, en politique, lescivilités puériles et honnêtes sont là pour les combler ;ainsi ne vous embarrassez donc pas pour si peu. La civilisationvous absorbe ; les mille et un rouages de la grande machinesociale vous engrènent ; vous vous trémoussez dansl’espace ; vous vous abêtissez dans le temps, grâce à lavieillesse : vous faites des enfants qui seront aussi bêtesque vous. Puis enfin, vous mourez, muni des sacrements del’Église ; votre cercueil est inondé d’eau bénite, on chantedu latin en faux bourdon autour d’un catafalque à la lueur descierges ; ceux qui étaient habitués à vous voir vousregrettent si vous avez été bon durant votre vie, quelques-uns mêmevous pleurent sincèrement. Puis enfin, on hérite de vous.

Ainsi va le monde !

Tout cela n’empêche pas, mon ami, qu’il n’yait sur cette terre de fort braves gens, des gens foncièrementhonnêtes, organiquement bons, faisant le bien pour la satisfactionintime qu’ils en retirent : ne volant pas et n’assassinantpas, lors même qu’ils seraient sûrs de l’impunité, parce qu’ils ontune conscience qui est un contrôle perpétuel des actes auxquelsleurs passions pourraient les pousser ; des gens capablesd’aimer, de se dévouer corps et âme, des prêtres croyant en Dieu etpratiquant la charité chrétienne, des médecins bravant lesépidémies pour sauver quelques pauvres malades, des sœurs decharité allant au milieu des armées soigner de pauvres blessés, desbanquiers à qui vous pourrez confier votre fortune, des amis quivous donneront la moitié de la leur ; des gens, moi parexemple sans aller chercher plus loin, qui seraient peut-êtrecapables, en dépit de tous vos blasphèmes, de vous offrir uneaffection et un dévouement illimités.

Cessez donc ces boutades d’enfant malade.Elles viennent de ce que vous rêvez au lieu de réfléchir ; dece que vous suivez la passion au lieu de la raison.

Vous vous calomniez, lorsque vous parlezainsi. Si je vous disais que tout est vrai dans votre fin de lettreet que je vous crois tel que vous vous y dépeignez, vous m’écririezaussitôt pour protester, pour me dire que vous ne pensez pas un motde toute cette atroce profession de foi ; que ce n’est que labravade d’un cœur plus tendre que les autres ; que ce n’estque l’effort douloureux que fait pour se raidir la sensitivecontractée par la douleur.

Non, non, mon ami, je ne vous crois pas, etvous ne vous croyez pas vous-même. Vous êtes bon, vous êtes aimant,vous êtes sensible et délicat ; seulement vous souffrez. Aussije vous pardonne et vous aime et demeure une protestation vivantecontre vos négations de tout ce qui est amitié, désintéressement,dévouement.

C’est votre vanité qui nie tout cela et nonpas vous ; votre fierté blessée vous fait cacher vos trésorset étaler à plaisir « l’être factice créé par votre orgueil etvotre ennui ».

PLUMKETT.

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