XXXVI
Aziyadé, qui était fidèle à la petite babouchede maroquin jaune des bonnes musulmanes, sans talon ni dessus depied, en consommait bien trois paires par semaine ; il y enavait toujours de rechange, traînant dans tous les recoins de lamaison, et elle écrivait son nom dans l’intérieur, sous prétexteque Achmet ou moi pourrions les lui prendre.
Celles qui avaient servi étaient condamnées àun supplice affreux : lancées dans le vide, la nuit, du hautde la terrasse, et précipitées dans la Corne d’or. Cela s’appelaitle kourban des pâpoutchs, le sacrifice des babouches.
C’était un plaisir de monter, par les nuitsbien claires et bien froides, dans le vieil escalier de bois quicraquait sous nos pas et nous menait sur les toits, et, là au beauclair de lune, mahitabda, après nous être assurés que toutsommeillait alentour, de consommer le kourban, et faire pirouetterdans l’air, une par une, les babouches condamnées.
Tombera-t-elle dans l’eau, la pâpoutch, ou surla vase, ou bien encore sur la tête d’un chat en maraude ?
Le bruit de sa chute dans le silence profondindiquait lequel de nous deux avait deviné juste, et gagné lepari.
Il faisait bon être là-haut, si seuls cheznous, si loin des humains, si tranquilles, souvent piétinant surune blanche couche de neige, et dominant le vieux Stamboul endormi.Nous étions privés, nous, de jouir ensemble de la lumière du jourdont jouissent tant d’autres qui s’en vont ensemble, bras dessusbras dessous au grand soleil, sans apprécier leur bonheur. Là-hautétait notre lieu de promenade ; là, nous allions respirerl’air pur et vif des belles nuits d’hiver, en société de la lune,compagne discrète qui tantôt s’abaissait lentement à l’ouest surles pays des infidèles, tantôt se levait toute rouge à l’orient,dessinant la silhouette lointaine de Scutari ou de Péra.