Aziyadé

XIX

26 mars.

Encore un jour, – dernier sursis de notredépart.

Encore un jour, encore une toilette chez leur« madame « et je me retrouve à Stamboul.

Il fait temps sombre d’orage, la brise esttiède et douce. Nous fumons un narguilhé de deux heures sous lesarcades mauresques de la rue du Sultan-Sélim. – Les colonnadesblanches, déformées par les années, alternent avec les kiosquesfunéraires et les alignements de tombeaux. Des branches d’arbres,toutes roses de fleurs, passent par-dessus les muraillesgrises ; de fraîches plantes croissent partout, et courentgaiement sur les vieux marbres sacrés.

J’aime ce pays, et tous ces détails mecharment ; je l’aime parce que c’est le sien et qu’elle a toutanimé de sa présence, – elle qui est encore là tout près, et quecependant je ne verrai plus.

Le soleil couchant nous trouve assis devant lamosquée de Mehmed-Fatih, sur certain banc où nous avons autrefoispassé de longues heures. Par-ci, par-là, des groupes de musulmans,éparpillés sur l’immense place, fument en causant, et goûtent avecnonchalance les charmes d’une soirée de printemps.

Le ciel est redevenu calme et sansnuages ; j’aime ce lieu, j’aime cette vie d’Orient, j’ai peineà me figurer qu’elle est finie et que je vais partir.

Je regarde ce vieux portique noir, là-bas, etcette rue déserte qui s’enfonce dans un bas-fond sombre. C’est làqu’elle habite, et, en m’avançant de quelques pas, je verraisencore sa demeure.

Achmet a suivi mon regard et m’examine avecinquiétude : il a deviné ce que je pense, et compris ce que jeveux faire.

– Ah ! dit-il, Loti, aie pitié d’elle situ l’aimes ! Tu lui as dit adieu ; à présent,laisse-la !

Mais j’avais résolu de la voir, et j’étaissans force contre moi-même.

Achmet plaida avec larmes la cause de laraison, la cause même du simple bon sens : Abeddin était là,le vieil Abeddin, son maître, et toute tentative pour la voirdevenait insensée.

– D’ailleurs, disait-il, si même elle sortait,tu n’as plus de maison pour la recevoir. Où trouverais-tu, Loti,dans Stamboul, l’hospitalité pour toi et la femme d’un autre ?Si elle te voit ou si les femmes lui disent que tu es là, elle seperdra comme une folle, et, demain, tu la laisseras dans la rue.Cela t’est égal, à toi qui vas partir ; mais, Loti, si tu faiscela, je te déteste et tu n’as pas de cœur.

Achmet baissa la tête, et se mit à frapper dupied contre le sol, parti qu’il avait coutume de prendre quand mavolonté dominait la sienne.

Je le laissai faire, et je me dirigeai vers leportique.

Je m’adossai contre un pilier, plongeant lesyeux dans la rue sombre et déserte : on eût dit la rue d’uneville morte.

Pas une fenêtre ouverte, pas un passant, pasun bruit ; seulement, de l’herbe croissant entre les pierres,et, gisant sur le pavé, deux carcasses desséchées de chiensmorts.

C’était un quartier aristocratique : lesvieilles maisons, bâties en planches de nuances foncées, décelaientune opulence mystérieuse ; des balcons fermés, des shaknisirsen grande saillie, débordant sur la rue triste ; derrière lesgrilles de fer, des treillages discrets en lattes de frêne, surlesquels des artistes d’autrefois avaient peint des arbres et desoiseaux. Toutes les fenêtres de Stamboul sont peintes et fermées decette manière.

Dans les villes d’Occident, la vie du dedansse devine au-dehors ; les passants, par l’ouverture desrideaux, découvrent des têtes humaines, jeunes ou vieilles, laidesou gracieuses.

Le regard ne plonge jamais dans une demeureturque. Si la porte s’ouvre pour laisser passer un visiteur, elles’entrebâille seulement ; quelqu’un est derrière, qui lareferme aussitôt. L’intérieur ne se devine jamais.

Cette grande maison là-bas, peinte en rougesombre, c’est celle d’Aziyadé. La porte est surmontée d’un soleil,d’une étoile et d’un croissant ; le tout en planchesvermoulues. Les peintures qui ornent les treillages des shaknisirsreprésentent des tulipes bleues mêlées à des papillons jaunes. Pasun mouvement n’indique qu’un être vivant l’habite ; on ne saitjamais si, des fenêtres d’une maison turque, quelqu’un vous regardeou ne vous regarde pas.

Derrière moi, là-haut, la grande place estdorée par le soleil couchant ; ici, dans la rue, tout est déjàdans l’ombre.

Je me cache à moitié derrière un pan demuraille, je regarde cette maison, et mon cœur batterriblement.

Je pense à ce jour où je l’avais vue, et pourla première fois de ma vie, derrière les grilles de la maison deSalonique. Je ne sais plus ce que je veux, ni ce que je suis venuchercher ; j’ai peur que les autres femmes ne rient demoi ; j’ai peur d’être ridicule, et surtout j’ai peur de laperdre…

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