Aziyadé

XIV

Je disais à Aziyadé :

– Que fais-tu chez ton maître ? À quoipassez-vous vos longues journées dans le harem ?

– Moi ? répondit-elle, je m’ennuie ;je pense à toi, Loti ; je regarde ton portrait ; jetouche tes cheveux, ou je m’amuse avec divers petits objets à toi,que j’emporte d’ici pour me faire société là-bas.

Posséder les cheveux et le portrait dequelqu’un était pour Aziyadé une chose tout à fait singulière, àlaquelle elle n’eût jamais songé sans moi ; c’était une chosecontraire à ses idées musulmanes, une innovation de giaour, àlaquelle elle trouvait un charme mêlé d’une certaine frayeur.

Il avait fallu qu’elle m’aimât bien pour mepermettre de prendre de ses cheveux à elle ; la pensée qu’ellepouvait subitement mourir, avant qu’ils fussent repoussés, etparaître dans un autre monde avec une grosse mèche coupée tout raspar un infidèle, cette pensée la faisait frémir.

– Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivéeen Turquie, que faisais-tu, Aziyadé ?

– Dans ce temps-là, Loti, j’étais presque unepetite fille. Quand pour la première fois je t’ai vu, il n’y avaitpas dix lunes que j’étais dans le harem d’Abeddin, et je nem’ennuyais pas encore. Je me tenais dans mon appartement, assisesur mon divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch, à jouer auxcartes avec ma servante Emineh, ou à écouter des histoires trèsdrôles du pays des hommes noirs, que Kadidja sait raconterparfaitement.

« Fenzilé-hanum m’apprenait à broder, etpuis nous avions les visites à rendre et à recevoir avec les damesdes autres harems.

« Nous avions aussi notre service à faireauprès de notre maître, et enfin la voiture pour nous promener. Lecarrosse de notre mari nous appartient en propre un jour àchacune : mais nous aimons mieux nous arranger pour sortirensemble et faire de compagnie nos promenades.

« Nous nous entendons relativement fortbien.

« Fenzilé-hanum, qui m’aime beaucoup, estla dame la plus âgée et la plus considérable du harem. Besmé estcolère, et entre quelquefois dans de grands emportements, mais elleest facile à calmer et cela ne dure pas. Aïché est la plus mauvaisede nous quatre ; mais elle a besoin de tout le monde et faitla patte de velours parce qu’elle est aussi la plus coupable. Ellea eu l’audace, une fois, d’amener son amant dans sonappartement !…

Cela avait été bien souvent mon rêve aussi, depénétrer une fois dans l’appartement d’Aziyadé, pour avoirseulement une idée du lieu où ma bien-aimée passait son existence.Nous avions beaucoup discuté ce projet, au sujet duquelFenzilé-hanum avait même été consultée ; mais nous ne l’avionspas mis à exécution, et plus je suis au courant des coutumes deTurquie, plus je reconnais que l’entreprise eût été folle.

– Notre harem, concluait Aziyadé, est réputépartout comme un modèle, pour notre patience mutuelle et le bonaccord qui règne entre nous.

– Triste modèle en tout cas !

Y en a-t-il à Stamboul beaucoup commecelui-là ?

Le mal y est entré d’abord par l’intermédiairede la jolie Aïché-hanum. La contagion a fait en deux ans desprogrès si rapides, que la maison de ce vieillard n’est plus qu’unfoyer d’intrigues où tous les serviteurs sont subornés. Cettegrande cage si bien grillée et d’un si sévère aspect, est devenueune sorte de boîte à trucs, avec portes secrètes et escaliersdérobés ; les oiseaux prisonniers en peuvent impunémentsortir, et prennent leur volée dans toutes les directions duciel.

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