Aziyadé

XXXI

Brightbury, mai 1877.

J’étais assis à Brightbury, sous les vieuxtilleuls. Une mésange à tête bleue chantait au-dessus de ma têteune chanson compliquée et fort longue ; elle y mettait touteson âme de mésange, et son chant réveillait chez moi un monde desouvenirs.

C’était confus d’abord, comme les souvenirslointains ; puis peu à peu les images vinrent, plus nettes etplus précises, je m’y retrouvai tout à fait.

Oui, c’était là-bas, à Stamboul, – une de nosgrandes imprudences, un de nos jours d’école buissonnière et detémérité. Mais c’est si grand, Stamboul ! on y est siinconnu !… Et le vieil Abeddin, qui était àAndrinople !…

C’était une belle après-midi d’hiver, et nousnous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfantsde nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et decourir la campagne.

Il était triste cependant le lieu de promenadeque nous avions choisi : nous longions la grande muraille deStamboul, lieu solitaire par excellence, et où tout semble s’êtreimmobilisé depuis les derniers empereurs byzantins.

La grande ville a toutes ses communicationspar mer, et autour de ses murs antiques le silence est aussicomplet qu’aux abords d’une nécropole. Si, de loin en loin,quelques portes s’ouvrent dans les épaisseurs de ces remparts, onpeut affirmer que personne n’y passe et qu’il eût autant valu lessupprimer. Ce sont du reste de petites portes basses, contournées,mystérieuses, surmontées d’inscriptions dorées et d’ornementsbizarres.

Entre la partie habitée de la ville et sesfortifications s’étendent de vastes terrains vagues occupés par desmasures inquiétantes, des ruines éboulées de tous les âges del’histoire.

Et rien au-dehors ne vient interrompre lalongue monotonie de ces murailles ; à peine, de distance endistance, un minaret dressant sa tige blanche ; toujours lesmêmes créneaux, toujours les mêmes tours, la même teinte sombreapportée par les siècles, – les mêmes lignes régulières, qui s’envont, droites et funèbres, se perdre dans l’extrême horizon.

Nous marchions tous deux seuls au pied de cesgrands murs. Tout autour de nous, dans la campagne, c’étaient desbois de ces cyprès gigantesques, hauts comme des cathédrales, àl’ombre desquels par milliers se pressaient les sépultures desOsmanlis. Je n’ai vu nulle part autant de cimetières que dans cepays, ni autant de tombes, ni autant de morts.

– Ces lieux, disait Aziyadé, étaientaffectionnés d’Azraël qui, la nuit, y arrêtait son vol. Il repliaitses grandes ailes et marchait comme un homme sous ces ombragesterribles.

Cette campagne était silencieuse, ces sitesimposants et solennels.

Et cependant nous étions gais, tous les deux,heureux de notre escapade, heureux d’être jeunes et libres, decirculer une fois par hasard, en plein vent comme tout le monde, etsous le beau ciel bleu.

Son yachmak, très épais, était ramené sur sesyeux jusqu’à dérober tout son front ; à peine voyait-on, parl’ouverture du voile, rouler ses prunelles, si limpides et simobiles ; son féredjé d’emprunt était d’une couleur foncée,d’une coupe sévère, que n’adoptent point d’ordinaire les femmesélégantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l’eût pointreconnue.

Nous marchions d’un pas souple et rapide,frôlant les modestes marguerites blanches et l’herbe courte dejanvier, respirant à pleine poitrine le bon air vif et piquant desbeaux jours d’hiver.

Tout à coup, dans ce grand silence, nousentendîmes un délicieux chant de mésange, en tout semblable à celuid’aujourd’hui ; les petits oiseaux de même espèce répètentdans tous les coins du monde la même chanson.

Aziyadé s’arrêta court, étonnée ; avecune mine de stupéfaction comique, du bout de son doigt teint dehenné, elle me montrait le petit chanteur posé près de nous sur unebranche de cyprès. Ce petit oiseau, tout petit, tout seul, sedonnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se démenait d’unair si important et si joyeux, que, de bon cœur, nous nous mîmes àrire.

Et nous restâmes là longtemps à l’écouter,jusqu’au moment où il prit son vol, effrayé par six grands chameauxqui s’avançaient d’une allure bête, attachés à la queue leu leu pardes ficelles.

Après… après, nous vîmes poindre une troupe defemmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.

C’étaient des femmes grecques ; deuxpopes marchaient en tête ; elles portaient un petit cadavre, àdécouvert sur une civière, suivant leur rite national.

– Bir guzel tchoudjouk (Un joli petitenfant !), dit Aziyadé devenue sérieuse.

En effet, c’était une jolie petite fille dequatre ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui semblaitendormie sur des coussins. Elle était vêtue d’une élégante robe demousseline blanche et portait sur la tête une couronne de fleursd’or.

Il y avait une fosse creusée au bord duchemin. On enterre ainsi les morts n’importe où, le long des routesou au pied des murs…

– Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenueenfant ; on nous donnera des bonbons.

On avait dérangé pour creuser cette fosse uncadavre qui ne devait pas être fort ancien ; la terre qui enétait sortie était pleine d’ossements et de lambeaux de diversesétoffes. Il y avait surtout un bras, plié à angle droit, dont lesos, encore rouges, se tenaient au coude par quelque chose que laterre n’avait pas eu le temps de dévorer.

Il y avait là deux popes à grands cheveux defemme, couverts de sordides oripeaux dorés, sales, patibulaires,assistés de quatre mauvais drôles d’enfants de chœur.

Ils marmottèrent quelque chose sur l’enfantmort, et puis la mère lui enleva sa couronne de fleurs, etemprisonna avec soin ses cheveux blonds dans un petit bonnet denuit, toilette qui nous eût fait sourire, si elle n’eût pas étéfaite par cette mère.

Quand elle fut couchée tout au fond sur le solhumide, sans planches, sans bière, on jeta sur elle cette terremalsaine ; tout tomba dans le trou, sur la jolie petite figurede cire, y compris les vieux os et le vieux coude ; et ellefut promptement enfouie.

On nous donna des bonbons en effet ;j’ignorais cet usage grec.

Une jeune fille, puisant dans un sac rempli dedragées blanches, en remit une poignée à chacun des assistants, etnous en eûmes aussi, bien que nous fussions Turcs.

Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir lessiennes, ses yeux étaient pleins de larmes…

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