Aziyadé

XVII

Salonique, juillet 1876.

Aziyadé avait dit à Samuel qu’il resteraitcette nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avecétonnement : elle m’avait prié de m’asseoir entre elle et lui,et commençait à lui parler en langue turque.

C’était un entretien qu’elle voulait, lepremier entre nous deux, et Samuel devait servird’interprète ; depuis un mois, liés par l’ivresse des sens,sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu’àcette nuit étrangers l’un à l’autre et inconnus.

– Où es-tu né ? Où as-tu vécu ? Quelâge as-tu ? As-tu une mère ? Crois-tu en Dieu ?Es-tu allé dans le pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoupde maîtresses ? Es-tu un seigneur dans ton pays ?

Elle, elle était une petite fille circassiennevenue à Constantinople avec une autre petite de son âge ; unmarchand l’avait vendue à un vieux Turc qui l’avait élevée pour ladonner à son fils ; le fils était mort, le vieux Turcaussi ; elle, qui avait seize ans, était extrêmementbelle ; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l’avaitremarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.

– Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieun’est pas le même que le tien, et qu’elle n’est pas bien sûre,d’après le Koran, que les femmes aient une âme comme leshommes ; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vousverrez jamais, même après que vous serez morts, et c’est pour celaqu’elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tuveux te jeter dans la mer avec elle tout de suite ; et vousvous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux…Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vousai pas vus.

– Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu’ellene pleure plus ; partons tout de suite, ce sera finiaprès.

Aziyadé comprit, elle passa ses bras entremblant autour de mon cou ; et nous nous penchâmes tous deuxsur l’eau.

– Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eutpeur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilainbaiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et onfait une horrible grimace.

Cela était dit en sabir avec une cruditésauvage que le français ne peut pas traduire.

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Il était l’heure pour Aziyadé de repartir, et,l’instant d’après, elle nous quitta.

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