LXVI
C’était un matin radieux d’hiver, – de l’hiversi doux du Levant.
Aziyadé, qui avait quitté Eyoub une heureavant nous et descendu la Corne d’or en robe grise, la remontait enrobe rose pour aller rejoindre le harem de son maître, àMehmed-Fatih. – Elle était gaie et souriante sous son voileblanc ; la vieille Kadidja était auprès d’elle, et toutes deuxétaient confortablement assises au fond de leur caïque effilé, dontl’avant était orné de perles et de dorures.
Nous descendions, Achmet et moi, en sensinverse, étendus sur les coussins rouges d’un long caïque à deuxrameurs.
C’était le moment de la splendeur matinale deConstantinople ; les palais et les mosquées, encore roses sousle soleil levant, se réfléchissaient dans les profondeurstranquilles de la Corne d’or ; des bandes de karabataks (deplongeons noirs) exécutaient des cabrioles fantastiques autour desbarques des pêcheurs, et disparaissaient la tête la première dansl’eau froide et bleue.
Le hasard, ou la fantaisie de nos caiqdjis,fit que nos barques dorées passèrent l’une près de l’autre, si prèsmême que nos avirons furent engagés. Nos bateliers prirent le tempsde s’adresser à cette occasion les injures d’usage :« Chien ! fils de chien ! arrière-petit-fils dechien ! » Et Kadidja crut pouvoir nous envoyer un sourireà la dérobée, montrant ses longues dents blanches dans sa bouchenoire.
Aziyadé, au contraire, passa sanssourciller.
Elle semblait uniquement occupéed’espiègleries de karabataks :
– Neh cheytan haivan ! disait-elle àKadidja. (Quel oiseau malin !)