Aziyadé

XVIII

PLUMKETT A LOTI

Londres, juin 1876.

Mon cher Loti,

J’ai une vague souvenance de vous avoir envoyéle mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison.Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l’imaginationgalope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, etencore en butant souvent comme une vieille rossinante delouage.

Ces lettres-là, on ne les a jamais reluesavant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Desdigressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile dechercher l’à-propos, suivies d’âneries indignes du Tintamarre.Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d’individu incomprisqui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments quevous êtes assez bon pour lui envoyer. Conclusion : tout celaétait bien ridicule.

Et les protestations de dévouement ! –Oh ! pour le coup c’est là que la vieille rossinante à deuxbecs prenait le mors aux dents ! Vous répondez à cet articlede ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècleavant notre ère qui ayant essayé de tout, d’être un grand roi, ungrand philosophe, un grand architecte, d’avoir six cents femmes,etc., en vint à s’ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ceschoses, qu’il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexionsfaites, que tout n’était que vanité.

Ce que vous me répondiez là, en styled’Ecclésiaste, je le savais bien ; je suis si bien de votreavis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu’ilm’arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandoreavec son brigadier. Nous n’avons absolument rien à nous apprendrel’un à l’autre, pour ce qui est des choses de l’ordre moral.

– Les confidences, me dites-vous, sontinutiles.

Plus que jamais, je m’incline : j’aime àavoir des vues d’ensemble sur les personnes et les choses, j’aime àen deviner les grands traits ; quant aux détails, je les aitoujours eus en horreur.

« Affection et dévouementillimités ! » Que voulez-vous ! c’était un de cesbons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels onest meilleur que soi-même. Croyez bien que l’on est sincère aumoment où l’on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à quifaut-il s’en prendre ?… Est-ce à vous et à moi, qui ne sommesaucunement responsables de la profonde imperfection de notrenature ? Est-ce à celui qui ne nous a créés que pour nouslaisser à demi ébauchés, susceptibles des aspirations les plusélevées ; mais incapables d’actes qui soient en rapport avecnos conceptions ? N’est-ce à personne du tout ? Dans ledoute où nous sommes à ce sujet, je crois que c’est ce qu’il y a demieux à faire.

Merci pour ce que vous me dites de lafraîcheur de mes sentiments. Pourtant je n’en crois rien. Ils onttrop servi, ou plutôt je m’en suis trop servi, pour qu’ils nesoient pas un peu défraîchis par l’usage que j’en ai fait. Jepourrais dire que ce sont des sentiments d’occasion, et, à cepropos, je vous rappellerai que souvent on trouve de très bonnesoccasions. Je vous ferai également remarquer qu’il est des chosesqui gagnent en solidité ce que l’usure peut leur avoir enlevé debrillant et de fraîcheur ; comme exemple tiré du noble métierque nous exerçons tous deux, je vous citerai le vieux filin.

Il est donc bien entendu que je vous aimebeaucoup. Il n’y a plus à revenir là-dessus. Une fois pour toutes,je vous déclare que vous êtes très bien doué, et qu’il serait fortmalheureux que vous laissiez s’atrophier par l’acrobatie lameilleure partie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous assommerde mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelquesdétails sur mon individu.

Je suis bien portant physiquement, et entraitement pour ce qui est du moral. – Mon traitement consiste à neplus me tourner la cervelle à l’envers, et à mettre un régulateur àma sensibilité. Tout est équilibre en ce monde, au-dedans denous-même comme au-dehors. Si la sensibilité prend le dessus, c’esttoujours aux dépens de la raison. Plus vous serez poète, moins vousserez géomètre, et, dans la vie, il faut un peu de géométrie, et,ce qui est pis encore, beaucoup d’arithmétique. Je crois, Dieu mepardonne, que je vous écris là quelque chose qui a presque le senscommun !

Tout à vous,

PLUMKETT.

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