Aziyadé

XXVII

En mer, 27 mars 1877.

Un pâle soleil de mars se couche sur la mer deMarmara. L’air du large est vif et froid. Les côtes, tristes etnues, s’éloignent dans la brume du soir. Est-ce fini, mon Dieu, etne la verrai-je plus ?

Stamboul a disparu ; les plus hauts dômesdes plus hautes mosquées, tout s’est perdu dans l’éloignement, touts’est effacé. Je voudrais seulement une minute la voir, jedonnerais ma vie pour seulement toucher sa main ; j’ai uneenvie folle de sa présence.

J’ai encore dans la tête tout le tapage del’Orient, les foules de Constantinople, l’agitation du départ, etce calme de la mer m’oppresse.

Si elle était là, je pleurerais, ce que jen’ai pu faire ; je mettrais ma tête sur ses genoux et jepleurerais comme un enfant ; elle me verrait pleurer et elleaurait confiance. J’ai été bien tranquille et bien froid en luidisant adieu.

Et je l’adore pourtant. En dehors de touteivresse, je l’aime, de l’affection la plus tendre et la pluspure ; j’aime son âme et son cœur qui sont à moi ; jel’aimerai encore au-delà de la jeunesse, au-delà du charme dessens, dans l’avenir mystérieux qui nous apportera la vieillesse etla mort.

Ce calme de la mer, ce ciel pâle de mars meserrent le cœur. Je souffre bien, mon Dieu ; c’est uneangoisse comme si je l’avais vue mourir. J’embrasse ce qui me vientd’elle ; je voudrais pleurer, et je ne le puis même pas.

Elle est à cette heure dans son harem, mabien-aimée, dans quelque appartement de cette demeure si sombre etsi grillée, étendue, sans paroles et sans larmes, anéantie, àl’approche de la nuit.

Achmet est resté, nous suivant des yeux, assissur le quai de Foundoucli ; je l’ai perdu de vue en même tempsque ce coin familier de Constantinople, où, chaque soir, Samuel oului venaient m’attendre.

Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.

Pauvre petit ami Achmet, je l’aimais bien,celui-là encore ; son amitié m’était douce etbienfaisante.

C’est fini de l’Orient, le rêve est achevé. Lapatrie est devant nous ; dans ce paisible petit Brightburylà-bas, on m’attend avec bonheur. Moi aussi, je les aime tous, maisqu’il est triste ce foyer qui m’attend.

Je revois ce nid, chéri pourtant, où s’estpassée mon enfance, les vieux murs et le lierre, le ciel gris duYorkshire, les vieux toits, la mousse et les tilleuls, témoinsd’autrefois, témoins des premiers rêves et du bonheur que rien dansle monde ne peut plus me rendre.

Souvent déjà j’y suis revenu, au foyer, lecœur tourmenté et déchiré ; j’y ai rapporté bien des passions,bien des espérances, toujours brisées ; il est rempli depoignants souvenirs, son calme béni n’a plus sur moi son actionsalutaire ; j’étoufferai là, maintenant, comme une planteprivée de soleil…

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