Les Contemplations

XX. – Cérigo

 

I

 

Tout homme qui vieillit est ce rocsolitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtesverts,

La conque de Cypris sacrée au sein desmers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure parheure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce quidemeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, etl’œil

S’emplit en la voyant de lumière et dedeuil ;

La terre luit ; la nue est de l’encensqui fume ;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent àl’écume ;

L’azur frissonne ; l’eau palpite ;et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, desrameurs ;

Au loin court quelque voile hellène oucandiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectreinconnu.

C’est toi ? qu’as-tu donc fait de tablanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideurcynique,

Ô sirène ridée et dont l’hymne s’esttu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donces-tu ?

L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d’amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbresfrémissants,

Où l’ombre disait : J’aime ! oùl’herbe avait des sens,

Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, oùdonc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, lesimmortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? oùdonc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur,effarouché ?

Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait desroses ?

Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirsécloses,

Des danses, des gazons, des boismélodieux,

De l’ombre que faisait le passage desdieux ?

Plus d’autels ; ô passé ! splendeursévanouies !

Plus de vierges au seuil des antreséblouies ;

Plus d’abeilles buvant la rosée et lethym.

Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ôdestin !

Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ousouffrance,

Toujours la même mort et la mêmeespérance.

Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ?Nuit ! deuil !

L’éden s’est éclipsé, laissant à nul’écueil.

Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tutombes !

Les hiboux même ont peur de l’île descolombes.

Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi quenous fuyons,

Ô spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombrecaptive !

Et, tandis qu’abritant quelque yolefurtive,

Ton cap, où rayonnaient les templesfabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grandsflots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheurd’éponges

Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans lessonges.

II

 

Vénus ! Que parles-tu de Vénus ?elle est là.

Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila

Pour la première fois dans l’aubeuniverselle,

Elle ne brillait pas plus qu’ellen’étincelle.

Si tu veux voir l’étoile, homme, lève lesyeux.

L’île des mers s’éteint, mais non l’île descieux ;

Les astres sont vivants et ne sont pas deschoses

Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme lesroses.

Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour ! ôvision,

Flambeau, nid de l’azur dont l’ange estl’alcyon,

Beauté de l’âme humaine et de l’âmedivine,

Amour, l’adolescent dans l’ombre tedevine,

Ô splendeur ! et tu fais le vieillardlumineux.

Chacun de tes rayons tient un homme en sesnœuds.

Oh ! vivez et brillez dans la brume quitremble,

Hymens mystérieux, cœurs vieillissantensemble,

Malheurs de l’un par l’autre avec joieadoptés,

Dévouement, sacrifice, austères voluptés,

Car vous êtes l’amour, la lueuréternelle !

L’astre sacré que voit l’âme, sainteprunelle,

Le phare de toute heure, et, sur l’horizonnoir,

L’étoile du matin et l’étoile dusoir !

Ce monde inférieur, où tout rampe ets’altère,

À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,

Le jardin qui se change en rocher aux flancsnus ;

La terre a Cérigo ; mais le ciel aVénus.

Juin 1855.

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