XXIII. – Pasteurs et troupeaux
ÀMadame Louise C.
Le vallon où je vais tous les jours estcharmant,
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs ; c’est unsourire triste.
Il vous fait oublier que quelque choseexiste,
Et, sans le bruit des champs remplis detravailleurs,
On ne saurait plus là si quelqu’un vitailleurs.
Là, l’ombre fait l’amour ; l’idyllenaturelle
Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’yquerelle,
Et la fauvette y met de travers sonbonnet ;
C’est tantôt l’aubépine et tantôt legenêt ;
De noirs granits bourrus, puis des moussesriantes ;
Car Dieu fait un poëme avec desvariantes ;
Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,
Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’ondeet les bois !
Une petite mare est là, ridant sa face,
Prenant des airs de flot pour la fourmi quipasse,
Ironie étalée au milieu du gazon,
Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.
J’y rencontre parfois sur la roche hideuse
Un doux être ; quinze ans, yeux bleus,pieds nus, gardeuse
De chèvres, habitant, au fond d’un ravinnoir,
Un vieux chaume croulant qui s’étoile lesoir ;
Ses sœurs sont au logis et filent leurquenouille ;
Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étangmouille ;
Chèvres, brebis, béliers, paissent ;quand, sombre esprit,
J’apparais, le pauvre ange a peur, et mesourit ;
Et moi, je la salue, elle étantl’innocence.
Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs quil’encense,
Bondissent, et chacun, au soleils’empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la bise lereprend,
Un peu de sa toison, comme un flocond’écume.
Je passe ; enfant, troupeau, s’effacentdans la brume ;
Le crépuscule étend sur les longs sillonsgris
Ses ailes de fantôme et dechauve-souris ;
J’entends encore au loin dans la plaineouvrière
Chanter derrière moi la douce chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le vieux gardienpensif
De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et sans finremuées,
Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,
S’accoude et rêve au bruit de tous lesinfinis,
Et, dans l’ascension des nuages bénis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l’ombre tremble, et que l’âprerafale
Disperse à tous les vents avec son souffleamer
La laine des moutons sinistres de la mer.
Jersey, Grouville, avril 1855.