Les Contemplations

VI. – À vous qui êtes là

 

Vous, qui l’avez suivi dans sa blêmevallée,

Au bord de cette mer d’écueils noirsconstellée,

Sous la pâle nuée éternelle qui sort

Des flots, de l’horizon, de l’orage et dusort ;

Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,

Sur cette grève nue, aigre, isolée etvide,

Où l’on ne voit qu’espace âpre etsilencieux,

Solitude sur terre et solitude auxcieux ;

Vous qui l’avez suivi dans ce brouillardqu’épanche

Sur le roc, sur la vague et sur l’écumeblanche,

La profonde tempête aux souffles inconnus,

Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,

Ô chers êtres ! cœurs vrais, lierres deses décombres,

La bénédiction de tous ces désertssombres !

Ces désolations vous aiment ; ceshorreurs,

Ces brisants, cette mer où les ventslaboureurs

Tirent sans fin le soc monstrueux desnuages,

Ces houles revenant comme de grandsrouages,

Vous aiment ; ces exils sont joyeux devous voir ;

Recevez la caresse immense du lieunoir !

Ô forçats de l’amour ! ô compagnons,compagnes,

Qui l’aidez à traîner son boulet dans cesbagnes,

Ô groupe indestructible et fidèle entretous

D’âmes et de bons cœurs et d’esprits fiers etdoux,

Mère, fille, et vous, fils, vous ami, vousencore,

Recevez le soupir du soir vague et sonore,

Recevez le sourire et les pleurs du matin,

Recevez la chanson des mers, l’adieulointain

Du pauvre mât penché parmi les lamesbrunes !

Soyez les bienvenus pour l’âpre fleur desdunes,

Et pour l’aigle qui fuit les hommesimportuns,

Âmes, et que les champs vous rendent vosparfums,

Et que, votre clarté, les astres vous larendent !

Et qu’en vous admirant, les vastes flotsdemandent :

Qu’est-ce donc que ces cœurs qui n’ont pas dereflux !

Ô tendres survivants de tout ce qui n’estplus !

Rayonnements masquant la grande éclipse àl’âme !

Sourires éclairant, comme une douceflamme,

L’abîme qui se fait, hélas ! dans lesongeur !

Gaîtés saintes chassant le souvenirrongeur !

Quand le proscrit saignant se tourne, âmemeurtrie

Vers l’horizon, et crie en pleurant :« La patrie ! »

La famille, mensonge auguste, dit :« C’est moi ! »

Oh ! suivre hors du jour, suivre hors dela loi,

Hors du monde, au delà de la dernièreporte,

L’être mystérieux qu’un vent fatalemporte,

C’est beau. C’est beau de suivre unexilé ! le jour

Où ce banni sortit de France, pleind’amour

Et d’angoisse, au moment de quitter cettemère,

Il s’arrêta longtemps sur la limiteamère ;

Il voyait, de sa course à venir déjà las,

Que dans l’œil des passants il n’était plus,hélas !

Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourdroyaume

Où l’homme qui s’en va flotte et devientfantôme ;

Il disait aux ruisseaux :« Retiendrez-vous mon nom,

Ruisseaux ? » Et les ruisseauxcoulaient en disant : « Non. »

Il disait aux oiseaux de France :« Je vous quitte,

Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux oùl’on meurt vite,

Au noir pays d’exil où le ciel estétroit ;

Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dansmon toit ? »

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumesgrises.

Il disait aux forêts :« M’enverrez-vous vos brises ? »

Les arbres lui faisaient des signes derefus.

Car le proscrit est seul ; la foule auxpas confus

Ne comprend que plus tard, d’un rayonéclairée,

Cet habitant du gouffre et de l’ombresacrée.

Marine-Terrace, janvier 1855.

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