Les Contemplations

XVI. – Le maître d’études

 

Ne le tourmentez pas, il souffre. Il estcelui

Sur qui, jusqu’à ce jour, pas un rayon n’alui ;

Oh ! ne confondez pas l’esclave avec lemaître !

Et, quand vous le voyez dans vos rangsapparaître,

Humble et calme, et s’asseoir la tête dans sesmains,

Ayant peut-être en lui l’esprit des vieuxRomains

Dont il vous dit les noms, dont il vous litles livres,

Écoliers, frais enfants de joie et d’auroreivres,

Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyezbons.

Tous nous portons la vie et tous nous nouscourbons ;

Mais, lui, c’est le flambeau qui la nuit seconsomme ;

L’ombre le tient captif, et ce pâle jeunehomme,

Enfermé plus que vous, plus que vousenchaîné,

Votre frère, écoliers, et votre frèreaîné,

Destin tronqué, matin noyé dans lesténèbres,

Ayant l’ennui sans fin devant ses yeuxfunèbres,

Indigent, chancelant, et cependantvainqueur,

Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dansson cœur,

À l’heure du plein jour, attend que l’aubenaisse.

Enfance, ayez pitié de la sombrejeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu’attendl’effort,

Les inégalités des âmes et du sort ;

Respectez-le deux fois, dans le deuil qui lemine,

Puisque de deux sommets, enfants, il vousdomine,

Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est leplus grand.

Songez que, triste, en butte au soucidévorant,

À travers ses douleurs, ce fils de lachaumière

Vous verse la raison, le savoir, lalumière,

Et qu’il vous donne l’or, et qu’il n’a pas depain.

Oh ! dans la longue salle aux tables desapin,

Enfants, faites silence à la lueur deslampes !

Voyez, la morne angoisse a fait blêmir sestempes :

Songez qu’il saigne, hélas ! sous sespauvres habits.

L’herbe que mord la dent cruelle desbrebis,

C’est lui ; vous riez, vous, et vous luirongez l’âme.

Songez qu’il agonise, amer, sans air, sansflamme ;

Que sa colère dit : Plaignez-moi ;que ses pleurs

Ne peuvent pas couler devant vos yeuxrailleurs !

Aux heures du travail votre ennui ledévore,

Aux heures du plaisir vous le rongezencore ;

Sa pensée, arrachée et froissée, est àvous,

Et, pareille au papier qu’on distribue àtous,

Page blanche d’abord, devient lentementnoire.

Vous feuilletez son cœur, vous videz samémoire ;

Vos mains, jetant chacune un bruit, untrouble, un mot,

Et raturant l’idée en lui dès qu’elleéclôt,

Toutes en même temps dans son espritécrivent.

Si des rêves, parfois, jusqu’à son frontarrivent,

Vous répandez votre encre à flots sur cetazur ;

Vos plumes, tas d’oiseaux hideux au volobscur,

De leurs mille becs noirs lui fouillent lacervelle.

Le nuage d’ennui passe et se renouvelle.

Dormir, il ne le peut ; penser, il ne lepeut.

Chaque enfant est un fil dont son cœur sent lenœud.

Oui, s’il veut songer, fuir, oublier, franchirl’ombre,

Laisser voler son âme aux chimères sansnombre,

Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux,aimants,

Pèsent sur lui, de l’aube au soir, à tousmoments,

Et le font retomber des voûtesimmortelles ;

Et tous ces papillons sont le plomb de sesailes.

Saint et grave martyr changeant dechevalet ;

Crucifié par vous, bourreaux charmants, ilest

Votre souffre-douleurs et votresouffre-joies ;

Ses nuits sont vos hochets et ses jours sontvos proies,

Il porte sur son front votre essaimorageux ;

Il a toujours vos bruits, vos rires et vosjeux,

Tourbillonnant sur lui comme une âpretempête.

Hélas ! il est le deuil dont vous êtes lafête ;

Hélas ! il est le cri dont vous êtes lechant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère,et se cachant

De sa bonne action comme d’une mauvaise,

Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sachaise,

Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiantplaindrait,

Peut-être a des parents qu’il soutient ensecret,

Et fait de ses labeurs, de sa faim, de sesveilles,

Des siècles dont sa voix vous traduit lesmerveilles,

Et de cette sueur qui coule sur sa chair,

Des rubans au printemps, un peu de feul’hiver,

Pour quelque jeune sœur ou quelque vieillemère ;

Changeant en goutte d’eau la sombre larmeamère ;

De sorte que, vivant à son ombre sansbruit,

Une colombe vient la boire dans lanuit !

Songez que pour cette œuvre, enfants, il sedévoue,

Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne laroue,

Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pourson destin,

Pour ses espoirs perdus à l’horizonlointain,

Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour saprunelle,

Votre cage d’un jour est prisonéternelle !

Songez que c’est sur lui que marchent tous vospas !

Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vitpas !

L’avenir, cet avril plein de fleurs, vousconvie ;

Vous vous envolerez demain en pleinevie ;

Vous sortirez de l’ombre, il restera. Pourlui,

Demain sera muet et sourd commeaujourd’hui ;

Demain, même en juillet, sera toujoursdécembre,

Toujours l’étroit préau, toujours la pauvrechambre,

Toujours le ciel glacé, gris, blafard,pluvieux ;

Et, quand vous serez grands, enfants, il seravieux.

Et, si quelque heureux vent ne souffle et nel’emporte,

Toujours il sera là, seul sous la sombreporte,

Gardant les beaux enfants sous ce murredouté,

Ayant tout de leur peine et rien de leurgaîté.

Oh ! que votre pensée aime, console,encense

Ce sublime forçat du bagned’innocence !

Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’ilreçoit.

Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, etqu’il soit

Celui qui vous grandit, celui qui vousélève,

Qui donne à vos raisons les deux tranchants duglaive,

Art et science, afin qu’en marchant autombeau,

Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour lebeau !

Oh ! qu’il vous soit sacré dans cettetâche auguste

De conduire à l’utile, au sage, au grand, aujuste,

Vos âmes en tumulte à qui le cielsourit !

Quand les cœurs sont troupeau, le berger estesprit.

Et, pendant qu’il est là, triste, et que dansla classe

Un chuchotement vague endort son âmelasse,

Oh ! des poëtes purs entr’ouverts sur vosbancs,

Qu’il sorte, dans le bruit confus des soirstombants,

Qu’il sorte de Platon, qu’il sorted’Euripide,

Et de Virgile, cygne errant du verslimpide,

Et d’Eschyle, lion du drame monstrueux,

Et d’Horace, et d’Homère à demi dans lescieux,

Qu’il sorte, pour sa tête aux saints travauxbaissée,

Pour l’humble défricheur de la jeunepensée,

Qu’il sorte, pour ce front qui se penche et sefend

Sur ce sillon humain qu’on appellel’enfant,

De tous ces livres pleins de hautesharmonies,

La bénédiction sereine des génies !

Juin 1843.

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