V. – À mademoiselle Louise B.
Ô vous l’âme profonde ! ô vous la saintelyre !
Vous souvient-il des temps d’extase et dedélire,
Et des jeux triomphants,
Et du soir qui tombait des collinesprochaines ?
Vous souvient-il des jours ? voussouvient-il des chênes
Et des petits enfants ?
Et vous rappelez-vous les amis, et latable,
Et le rire éclatant du père respectable,
Et nos cris querelleurs,
Le pré, l’étang, la barque, et la lune, et labrise,
Et les chants qui sortaient de votre cœur,Louise,
En attendant les pleurs !
Le parc avait des fleurs et n’avait pas demarbres.
Oh ! comme il était beau, le vieillard,sous les arbres !
Je le voyais parfois
Dès l’aube sur un banc s’asseoir tenant unlivre ;
Je sentais, j’entendais l’ombre autour de luivivre
Et chanter dans les bois !
Il lisait, puis dormait au baiser del’aurore ;
Et je le regardais dormir, plus calmeencore
Que ce paisible lieu,
Avec son front serein d’où sortait uneflamme,
Son livre ouvert devant le soleil, et sonâme
Ouverte devant Dieu !
Et du fond de leur nid, sous l’orme et sousl’érable,
Les oiseaux admiraient sa tête vénérable,
Et, gais chanteurs tremblants,
Ils guettaient, s’approchaient, etsouhaitaient dans l’ombre
D’avoir, pour augmenter la douceur du nidsombre,
Un de ses cheveux blancs !
Puis il se réveillait, s’en allait vers lagrille,
S’arrêtait pour parler à ma petite fille,
Et ces temps sont passés !
Le vieillard et l’enfant jasaient de millechoses…
Vous ne voyiez donc pas ces deux êtres, ôroses,
Que vous refleurissez !
Avez-vous bien le cœur, ô roses, derenaître
Dans le même bosquet, sous la mêmefenêtre ?
Où sont-ils, ces fronts purs ?
N’était-ce pas vos sœurs, ces deux âmesperdues
Qui vivaient, et se sont si viteconfondues
Aux éternels azurs !
Est-ce que leur sourire, est-ce que leursparoles,
Ô roses, n’allaient pas réjouir voscorolles
Dans l’air silencieux,
Et ne s’ajoutaient pas à vos chastesdélices,
Et ne devenaient pas parfums dans voscalices,
Et rayons dans vos cieux ?
Ingrates ! vous n’avez ni regrets, nimémoire.
Vous vous réjouissez dans toute votregloire ;
Vous n’avez point pâli.
Ah ! je ne suis qu’un homme et qu’unroseau qui ploie,
Mais je ne voudrais pas, quant à moi, d’unejoie
Faite de tant d’oubli !
Oh ! qu’est-ce que le sort a fait de toutce rêve ?
Où donc a-t-il jeté l’humble cœur quis’élève,
Le foyer réchauffant,
Ô Louise, et la vierge, et le vieillardprospère,
Et tous ces vœux profonds, de moi pour votrepère,
De vous pour mon enfant !
Où sont-ils, les amis de ce temps quej’adore ?
Ceux qu’a pris l’ombre, et ceux qui ne sontpas encore
Tombés au flot sans bords ;
Eux, les évanouis, qu’un autre cielréclame,
Et vous, les demeurés, qui vivez dans monâme,
Mais pas plus que les morts !
Quelquefois, je voyais, de la colline enface,
Mes quatre enfants jouer, tableau que rienn’efface !
Et j’entendais leurs chants ;
Ému, je contemplais ces aubes de moi-même
Qui se levaient là-bas dans la douceursuprême
Des vallons et des champs !
Ils couraient, s’appelaient dans lesfleurs ; et les femmes
Se mêlaient à leurs jeux comme de blanchesâmes ;
Et tu riais, Armand !
Et, dans l’hymen obscur qui sans fin seconsomme,
La nature sentait que ce qui sort del’homme
Est divin et charmant !
Où sont-ils ? Mère, frère, à son tourchacun sombre.
Je saigne et vous saignez. Mêmesdouleurs ! même ombre !
Ô jours trop tôt décrus !
Ils vont se marier ; faites venir unprêtre ;
Qu’il revienne ! ils sont morts. Et, letemps d’apparaître,
Les voilà disparus !
Nous vivons tous penchés sur un océantriste.
L’onde est sombre. Qui donc survit ? quidonc existe ?
Ce bruit sourd, c’est le glas.
Chaque flot est une âme ; et tout fuit.Rien ne brille.
Un sanglot dit : Mon père ! unsanglot dit : Ma fille !
Un sanglot dit : Hélas !
Marine-Terrace, juin 1855.