Les Contemplations

XIII. – À propos d’Horace

 

Marchands de grec ! marchands delatin ! cuistres ! dogues !

Philistins ! magisters ! je voushais, pédagogues !

Car, dans votre aplomb grave, infaillible,hébété,

Vous niez l’idéal, la grâce et labeauté !

Car vos textes, vos lois, vos règles sontfossiles !

Car, avec l’air profond, vous êtesimbéciles !

Car vous enseignez tout, et vous ignoreztout !

Car vous êtes mauvais et méchants ! – Monsang bout

Rien qu’à songer au temps où, rêveusebourrique,

Grand diable de seize ans, j’étais enrhétorique !

Que d’ennuis ! de fureurs ! debêtises ! – gredins ! –

Que de froids châtiments et que de chocssoudains !

« Dimanche en retenue et cinq cents versd’Horace ! »

Je regardais le monstre aux ongles noirs decrasse,

Et je balbutiais : « Monsieur… – Pasde raisons !

« Vingt fois l’ode à Plancus et l’épîtreaux Pisons ! »

Or, j’avais justement, ce jour-là, – douceidée

Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haydée,–

Un rendez-vous avec la fille du portier.

Grand Dieu ! perdre un tel jour ! leperdre tout entier !

Je devais, en parlant d’amour, extasepure !

En l’enivrant avec le ciel et la nature,

La mener, si le temps n’était pas tropmauvais,

Manger de la galette aux buttesSaint-Gervais !

Rêve heureux ! je voyais, dans ma colèrebleue,

Tout cet Eden, congé, les lilas, labanlieue,

Et j’entendais, parmi le thym et lemuguet,

Les vagues violons de la mèreSaguet !

Ô douleur ! furieux, je montais à machambre,

Fournaise au mois de juin, et glacière endécembre ;

Et, là, je m’écriais :

– Horace ! ô bon garçon !

Qui vivais dans le calme et selon laraison,

Et qui t’allais poser, dans ta sagessefranche,

Sur tout, comme l’oiseau se pose sur labranche,

Sans peser, sans rester, ne demandant auxdieux

Que le temps de chanter ton chant libre etjoyeux !

Tu marchais, écoutant le soir, sous lescharmilles,

Les rires étouffés des folles jeunesfilles,

Les doux chuchotements dans l’angle obscur dubois ;

Tu courtisais ta belle esclavequelquefois,

Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et secabre

Comme la mer creusant les golfes deCalabre,

Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec

Ton vin que tu mettais toi-même en un potgrec.

Pégase te soufflait des vers de sanarine ;

Tu songeais ; tu faisais des odes àBarine,

À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,

À Chloë, qui passait le long de ton vieuxmur,

Portant sur son beau front l’amphoredélicate.

La nuit, lorsque Phœbé devient la sombreHécate,

Les halliers s’emplissaient pour toi devisions ;

Tu voyais des lueurs, des formes, desrayons,

Cerbère se frotter, la queue entre lesjambes,

À Bacchus, dieu des vins et père desïambes ;

Silène digérer dans sa grotte,pensif ;

Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer,lascif,

Aux blanches nudités des nymphes peuvêtues,

Le faune aux pieds de chèvre, aux oreillespointues !

Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,

Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,

Qui t’eût dit, ô Flaccus ! quand tupeignais à Rome

Les jeunes chevaliers courant dansl’hippodrome,

Comme Molière a peint en France lesmarquis,

Que tu faisais ces vers charmants, profonds,exquis,

Pour servir, dans le siècle odieux où noussommes,

D’instruments de torture à d’horriblesbonshommes,

Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourdspédants,

Comme un singe une fleur, ton nom entre leursdents !

Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête estvidée,

Jamais eu de maîtresse et jamais eud’idée !

Puis j’ajoutais, farouche :

– Ô cancres ! qui mettez

Une soutane aux dieux de l’éther irrités,

Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes

Coiffez sinistrement les olympiens mornes,

Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyezmaudits !

Car vous êtes les vieux, les noirs, lesengourdis,

Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ôcruches !

L’ours qui va dans les bois cherchant un arbreà ruches,

L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, lenéant !

Nul ne vit près de vous dressé sur sonséant ;

Et vous pétrifiez d’une haleine sordide

Le jeune homme naïf, étincelant,splendide ;

Et vous vous approchez de l’aurore,endormeurs !

À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,

À Sophocle, à Térence, à Plaute, àl’ambroisie,

Ô traîtres, vous mêlez l’antiquehypocrisie,

Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vosexeats,

Et l’assoupissement des noirs couventsbéats ;

Vos coups d’ongle rayant tous les sublimeslivres,

Vos préjugés qui font vos yeux de brouillardivres,

L’horreur de l’avenir, la haine duprogrès ;

Et vous faites, sans peur, sans pitié, sansregrets,

À la jeunesse, aux cœurs vierges, àl’espérance,

Boire dans votre nuit ce vieil opiumrance !

Ô fermoirs de la bible humaine !sacristains

De l’art, de la science, et des maîtreslointains,

Et de la vérité que l’homme aux cieuxépèle,

Vous changez ce grand temple en petitechapelle !

Guichetiers de l’esprit, faquins dont le goûtsûr

Mène en laisse le beau ; porte-clefs del’azur,

Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrésvoiles,

Tibulle plein d’amour, Virgile pleind’étoiles ;

Vous faites de l’enfer avec cesparadis !

Et, ma rage croissant, je reprenais :

– Maudits,

Ces monastères sourds ! bouges !prisons haïes !

Oh ! comme on fit jadis au pédant deVeïes,

Culotte bas, vieux tigre !Écoliers ! écoliers !

Accourez par essaims, par bandes, parmilliers,

Du gamin de Paris au grœculus de Rome,

Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cethomme !

Jeunes bouches, mordez le metteur debâillons !

Le mannequin sur qui l’on drape deshaillons

A tout autant d’esprit que ce cuistre en sonantre,

Et tout autant de cœur ; et l’un a dansle ventre

Du latin et du grec comme l’autre a dufoin.

Ah ! je prends Phyllodoce et Xanthis àtémoin

Que je suis amoureux de leurs clairestuniques ;

Mais je hais l’affreux tas des vils pédantsiniques !

Confier un enfant, je vous demande un peu,

À tous ces êtres noirs ! autant mettre,morbleu !

La mouche en pension chez unetarentule !

Ces moines, expliquer Platon, lireCatulle,

Tacite racontant le grand Agricola,

Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, cesgens-là !

Ces diacres ! ces bedeaux dont le groinrenifle !

Crânes d’où sort la nuit, pattes d’où sort lagifle,

Vieux dadais à l’air rogue, au sourciltriomphant,

Qui ne savent pas même épeler unenfant !

Ils ignorent comment l’âme naît et veutcroître.

Cela vous a Laharpe et Nonotte pourcloître !

Ils en sont à l’A, B, C, D, du cœurhumain ;

Ils sont l’horrible Hier qui veut tuerDemain ;

Ils offrent à l’aiglon leurs règlesd’écrevisses.

Et puis ces noirs tessons ont une odeur devices.

Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne ditpas !

Le pluriel met une S à leurs measculpas,

Les boucs mystérieux, en les voyant,s’indignent,

Et, quand on dit :« Amour ! » terre et cieux ! ils sesignent.

Leur vieux viscère mort insulte au cœurnaissant.

Ils le prennent de haut avec l’adolescent,

Et ne tolèrent pas le jour entrant dansl’âme

Sous la forme pensée ou sous la formefemme.

Quand la muse apparaît, ces hurleurs deholà

Disent : « Qu’est-ce que c’est quecette folle-là ? »

Et, devant ses beautés, de ses rayonsaccrues,

Ils reprennent : « Couleurs dures,nuances crues ;

Vapeurs, illusions, rêves ; et queltravers

Avez-vous de fourrer l’arc-en-ciel dans vosvers ? »

Ils raillent les enfants, ils raillent lespoëtes ;

Ils font aux rossignols leurs gros yeux dechouettes ;

L’enfant est l’ignorant, ils sontl’ignorantin ;

Ils raturent l’esprit, la splendeur, lematin ;

Ils sarclent l’idéal ainsi qu’unbarbarisme,

Et ces culs de bouteille ont le dédain duprisme !

Ainsi l’on m’entendait dans ma geôlecrier.

Le monologue avait le temps de varier.

Et je m’exaspérais, faisant la fauteénorme,

Ayant raison au fond, d’avoir tort dans laforme.

Après l’abbé Tuet, je maudissaisBezout ;

Car, outre les pensums où l’esprit sedissout,

J’étais alors en proie à la mathématique.

Temps sombre ! enfant ému du frissonpoétique,

Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mesbarreaux,

On me livrait tout vif aux chiffres, noirsbourreaux ;

On me faisait de force ingurgiterl’algèbre ;

On me liait au fond d’un Boisbertrandfunèbre ;

On me tordait, depuis les ailes jusqu’aubec,

Sur l’affreux chevalet des X et desY ;

Hélas ! on me fourrait sous les osmaxillaires

Le théorème orné de tous sescorollaires ;

Et je me débattais, lugubre patient

Du diviseur prêtant main-forte auquotient.

De là mes cris.

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par lacage,

Quand les sociétés difformes sentiront

Dans l’enfant mieux compris se redresser leurfront,

Que, des libres essors ayant sondé lesrègles,

On connaîtra la loi de croissance desaigles,

Et que le plein midi rayonnera pour tous,

Savoir étant sublime, apprendre sera doux.

Alors, tout en laissant au sommet desétudes

Les grands livres latins et grecs, cessolitudes

Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astrerit,

Et qu’emplissent les vents immenses del’esprit,

C’est en les pénétrant d’explicationtendre,

En les faisant aimer, qu’on les feracomprendre.

Homère emportera dans son vaste reflux

L’écolier ébloui ; l’enfant ne seraplus

Une bête de somme attelée à Virgile ;

Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile

Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’unabbé,

Le lourd cheval poussif du pensumembourbé.

Chaque village aura, dans un templerustique,

Dans la lumière, au lieu du magisterantique,

Trop noir pour que jamais le jour ypénétrât,

L’instituteur lucide et grave, magistrat

Du progrès, médecin de l’ignorance, etprêtre

De l’idée ; et dans l’ombre on verradisparaître

L’éternel écolier et l’éternel pédant.

L’aube vient en chantant, et non pas engrondant.

Nos fils riront de nous dans cette blanchesphère ;

Ils se demanderont ce que nous pouvionsfaire

Enseigner au moineau par le hibou hagard.

Alors, le jeune esprit et le jeune regard

Se lèveront avec une clarté sereine

Vers la science auguste, aimable etsouveraine ;

Alors, plus de grimoire obscur, fade,étouffant ;

Le maître, doux apôtre incliné surl’enfant,

Fera, lui versant Dieu, l’azur etl’harmonie,

Boire la petite âme à la coupe infinie.

Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits,devoirs.

Tu laisseras passer dans tes jambagesnoirs

Une pure lueur, de jour en jour moinssombre,

Ô nature, alphabet des grandes lettresd’ombre !

Paris, mai 1831.

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