Les Contemplations

VI. – La vie aux champs

 

Le soir, à la campagne, on sort, on sepromène,

Le pauvre dans son champ, le riche en sondomaine ;

Moi, je vais devant moi : le poëte entout lieu

Se sent chez lui, sentant qu’il est partoutchez Dieu.

Je vais volontiers seul. Je médite ouj’écoute.

Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner enroute,

J’accepte. Chacun a quelque chose enl’esprit ;

Et tout homme est un livre où Dieu lui-mêmeécrit.

Chaque fois qu’en mes mains un de ces livrestombe,

Volume où vit une âme et que scelle latombe,

J’y lis.

Chaque soir donc, je m’en vais, j’aicongé,

Je sors. J’entre en passant chez des amis quej’ai.

On prend le frais, au fond du jardin, enfamille.

Le serein mouille un peu les bancs sous lacharmille ;

N’importe : je m’assieds, et je ne saispourquoi

Tous les petits enfants viennent autour demoi.

Dès que je suis assis, les voilà tous quiviennent.

C’est qu’ils savent que j’ai leursgoûts ; ils se souviennent

Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, lespapillons

Et les bêtes qu’on voit courir dans lessillons.

Ils savent que je suis un homme qui lesaime,

Un être auprès duquel on peut jouer, etmême

Crier, faire du bruit, parler à hautevoix ;

Que je riais comme eux et plus qu’euxautrefois.

Et aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébatsj’assiste,

Je leur souris encor, bien que je sois plustriste ;

Ils disent, doux amis, que je ne saisjamais

Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ;que je fais

Des choses en carton, des dessins à laplume ;

Que je raconte, à l’heure où la lampes’allume,

Oh ! des contes charmants qui vous fontpeur la nuit ;

Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fortinstruit.

Aussi, dès qu’on m’a vu : « Levoilà ! » tous accourent.

Ils quittent jeux, cerceaux et balles ;ils m’entourent

Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sanspeur, sans fiel,

Qui semblent toujours bleus, tant on y voit leciel !

Les petits – quand on est petit, on est trèsbrave –

Grimpent sur mes genoux ; les grands ontun air grave ;

Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ontpris,

Des albums, des crayons qui viennent deParis ;

On me consulte, on a cent choses à medire,

On parle, on cause, on rit surtout ; –j’aime le rire,

Non le rire ironique aux sarcasmesmoqueurs,

Mais le doux rire honnête ouvrant bouches etcœurs,

Qui montre en même temps des âmes et desperles.

J’admire les crayons, l’album, les nids demerles ;

Et quelquefois on dit quand j’ai bienadmiré :

« Il est du même avis que monsieur lecuré. »

Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leuraise,

Ils font soudain, les grands s’appuyant à machaise,

Et les petits toujours groupés sur mesgenoux,

Un silence, et cela veut dire :« Parle-nous. »

Je leur parle de tout. Mes discours en euxsèment

Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ilsaiment

Tout ce que je leur dis. Je leur montre dudoigt

Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’ony voit.

Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je discomme

Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénitl’homme,

Non pour avoir trouvé, mais pour avoircherché.

Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humbleet penché ;

Recevez doucement la leçon ou le blâme.

Donner et recevoir, c’est faire vivrel’âme !

Je leur conte la vie, et que, dans nosdouleurs,

Il faut que la bonté soit au fond de nospleurs,

Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nosdélires,

Il faut que la bonté soit au fond de nosrires ;

Qu’être bon, c’est bon vivre, et quel’adversité

Peut tout chasser d’une âme, excepté labonté ;

Et qu’ainsi les méchants, dans leur haineprofonde,

Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! nulhomme au monde

N’a droit, en choisissant sa route, en ymarchant,

De dire que c’est toi qui l’as renduméchant ;

Car le méchant, Seigneur, ne t’est pasnécessaire !

Je leur raconte aussi l’histoire ; lamisère

Du peuple juif, maudit qu’il faut enfinbénir ;

La Grèce, rayonnant jusque dansl’avenir ;

Rome ; l’antique Égypte et ses plainessans ombre,

Et tout ce qu’on y voit de sinistre et desombre.

Lieux effrayants ! tout meurt ; lebruit humain finit.

Tous ces démons taillés dans des blocs degranit,

Olympe monstrueux des époques obscures,

Les Sphinxs, les Anubis, les Ammons, lesMercures,

Sont assis au désert depuis quatre milleans ;

Autour d’eux le vent souffle, et les sablesbrûlants

Montent comme une mer d’où sort leur têteénorme ;

La pierre mutilée a gardé quelque forme

De statue ou de spectre, et rappelled’abord

Les plis que fait un drap sur la face d’unmort ;

On y distingue encor le front, le nez, labouche,

Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et defarouche

Qui regarde et qui vit, masque vague ethideux.

Le voyageur de nuit, qui passe à côtéd’eux,

S’épouvante, et croit voir, aux lueurs desétoiles,

Des géants enchaînés et muets sous desvoiles.

LaTerrasse, août 1840.

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