Les Contemplations

XXVI. – Ce que dit la bouche d’ombre

 

L’homme en songeant descend au gouffreuniversel.

J’errais près du dolmen qui domine Rozel,

À l’endroit où le cap se prolonge enpresqu’île.

Le spectre m’attendait ; l’être sombre ettranquille

Me prit par les cheveux dans sa main quigrandit,

M’emporta sur le haut du rocher, et medit :

*

Sache que tout connaît sa loi, son but, saroute ;

Que, de l’astre au ciron, l’immensités’écoute ;

Que tout a conscience en lacréation ;

Et l’oreille pourrait avoir sa vision,

Car les choses et l’être ont un granddialogue.

Tout parle ; l’air qui passe et l’alcyonqui vogue,

Le brin d’herbe, la fleur, le germe,l’élément.

T’imaginais-tu donc l’universautrement ?

Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort dunombre,

Aurait fait à jamais sonner la forêtsombre,

L’orage, le torrent roulant de noirslimons,

Le rocher dans les flots, la bête dans lesmonts,

La mouche, le buisson, la ronce où croît lamûre,

Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternelmurmure ?

Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres desbois,

S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient lavoix ?

Prends-tu le vent des mers pour un joueur deflûte ?

Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et quilutte,

Serait content d’ouvrir sa gueule jour etnuit

Pour souffler dans le vide une vapeur debruit,

Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan quivole,

Si son rugissement n’était uneparole ?

Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuitvêtu,

Ne soit rien qu’un silence ? et tefigures-tu

Que la création profonde, qui compose

Sa rumeur des frissons du lys et de larose,

De la foudre, des flots, des souffles du cielbleu,

Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle àDieu ?

Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langueépaissie ?

Crois-tu que la nature énorme balbutie,

Et que Dieu se serait, dans son immensité,

Donné pour tout plaisir, pendantl’éternité,

D’entendre bégayer unesourde-muette ?

Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est unpoëte ;

Non, tout est une voix et tout est unparfum ;

Tout dit dans l’infini quelque chose àquelqu’un ;

Une pensée emplit le tumulte superbe.

Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler leVerbe.

Tout, comme toi, gémit, ou chante commemoi ;

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tupourquoi

Tout parle ? Écoute bien. C’est quevents, ondes, flammes,

Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

Tout est plein d’âmes.

Mais comment ? Oh ! voilà le mystèreinouï.

Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,

Causons.

*

Dieu n’a créé que l’être impondérable.

Il le fit radieux, beau, candide,adorable,

Mais imparfait ; sans quoi, sur la mêmehauteur,

La créature étant égale au créateur,

Cette perfection, dans l’infini perdue,

Se serait avec Dieu mêlée et confondue,

Et la création, à force de clarté,

En lui serait rentrée et n’aurait pas été.

La création sainte où rêve le prophète,

Pour être, ô profondeur ! devait êtreimparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit lemal.

L’être créé, paré du rayon baptismal,

En des temps dont nous seuls conservons lamémoire,

Planait dans la splendeur sur des ailes degloire ;

Tout était chant, encens, flamme,éblouissement ;

L’être errait, aile d’or, dans un rayoncharmant,

Et de tous les parfums tour à tour étaitl’hôte ;

Tout nageait, tout volait.

Or, la première faute

Fut le premier poids.

Dieu sentit une douleur.

Le poids prit une forme, et, commel’oiseleur

Fuit emportant l’oiseau qui frisonne et quilutte,

Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sachute.

Le mal était fait. Puis tout allas’aggravant ;

Et l’éther devint l’air, et l’air devint levent ;

L’ange devint l’esprit, et l’esprit devintl’homme.

L’âme tomba, des maux multipliant lasomme,

Dans la brute, dans l’arbre, et même,au-dessous d’eux,

Dans le caillou pensif, cet aveuglehideux.

Êtres vils qu’à regret les angesénumèrent !

Et de tous ces amas des globes seformèrent,

Et derrière ces blocs naquit la sombrenuit.

Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatalfruit.

*

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois tonombre ?

Cette forme de toi, rampante, horrible,sombre,

Qui, liée à tes pas comme un spectrevivant,

Va tantôt en arrière et tantôt en avant,

Qui se mêle à la nuit, sa grande sœurfuneste,

Et qui contre le jour, noire et dure,proteste,

D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, dulimon

Dont l’esprit se revêt en devenantdémon ;

De ce corps qui, créé par ta fautepremière,

Ayant rejeté Dieu, résiste à lalumière ;

De ta matière, hélas ! de toniniquité.

Cette ombre dit : – Je suis l’êtred’infirmité ;

Je suis tombé déjà ; je puis tomberencore. –

L’ange laisse passer à travers luil’aurore ;

Nul simulacre obscur ne suit l’êtrearomal ;

Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait lemal.

*

Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,

Et je vais t’expliquer tout ce que jet’indique ;

Je vais t’emplir les yeux de nuit et delueurs.

Prépare-toi, front triste, aux funèbressueurs.

Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’ilm’arrache,

Je te le jette ; prends, et vois.

Et, d’abord, sache

Que le monde où tu vis est un mondeeffrayant

Devant qui le songeur, sous l’infiniployant,

Lève les bras au ciel et recule terrible.

Ton soleil est lugubre et ta terre esthorrible.

Vous habitez le seuil du monde châtiment.

Mais vous n’êtes pas hors de Dieucomplètement ;

Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendreétincelle,

N’est hors de rien, étant la finuniverselle ;

L’éclair est son regard, autant que lerayon ;

Et tout, même le mal, est la création,

Car le dedans du masque est encor lafigure.

– Ô sombre aile invisible à l’immenseenvergure !

Esprit ! esprit ! esprit !m’écriai-je éperdu.

Le spectre poursuivit sans m’avoirentendu :

*

Faisons un pas de plus dans ces chosesprofondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tufondes,

Et tu dis : – Je suis seul, car je suisle penseur.

L’univers n’a que moi dans sa morneépaisseur.

En deçà, c’est la nuit ; au delà, c’estle rêve.

L’idéal est un œil que la science crève.

C’est moi qui suis la fin et qui suis lesommet. –

Voyons ; observes-tu le bœuf qui sesoumet ?

Écoutes-tu le bruit de ton pas sur lesmarbres ?

Interroges-tu l’onde ? et, quand tu voisdes arbres,

Parles-tu quelquefois à cesreligieux ?

Comme sur le versant d’un mont prodigieux,

Vaste mêlée aux bruits confus, du fond del’ombre,

Tu vois monter à toi la création sombre.

Le rocher est plus loin, l’animal est plusprès.

Comme le faîte altier et vivant, tuparais !

Mais, dis, crois-tu que l’être illogique noustrompe ?

L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle serompe ?

Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sontéclairés,

Que la création qui, lente et par degrés,

S’élève à la lumière, et, dans sa marcheentière,

Fait de plus de clarté luire moins dematière

Et mêle plus d’instincts au monstredécroissant,

Crois-tu que cette vie énorme, remplissant

De souffles le feuillage et de lueurs latête,

Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à labête,

Et de la pierre à toi monteinsensiblement,

S’arrête sur l’abîme à l’homme,escarpement ?

Non, elle continue, invincible, admirable,

Entre dans l’invisible et dansl’impondérable,

Y disparaît pour toi, chair vile, emplitl’azur

D’un monde éblouissant, miroir du mondeobscur,

D’êtres voisins de l’homme et d’autres quis’éloignent,

D’esprits purs, de voyants dont les splendeurstémoignent,

D’anges faits de rayons comme l’hommed’instincts ;

Elle plonge à travers les cieux jamaisatteints,

Sublime ascension d’échelles étoilées,

Des démons enchaînés monte aux âmesailées,

Fait toucher le front sombre au radieuxorteil,

Rattache l’astre esprit à l’archangesoleil,

Relie, en traversant des millions delieues,

Les groupes constellés et les légionsbleues,

Peuple le haut, le bas, les bords et lemilieu,

Et dans les profondeurs s’évanouit enDieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans lavie

Et dans la mort. Toujours les justes l’ontgravie :

Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.

Ses échelons sont deuil, sagesse, exil,devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que laterre.

Sache qu’elle commence aux mondes dumystère,

Aux mondes des terreurs et desperditions ;

Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,

Du précipice où sont les larves et lescrimes,

Où la création, effrayant les abîmes,

Se prolonge dans l’ombre en spectreindéfini.

Car, au-dessous du globe où vit l’hommebanni,

Hommes, plus bas que vous, dans le nadirlivide,

Dans cette plénitude horrible qu’on croitvide,

Le mal, qui par la chair, hélas ! vousasservit,

Dégorge une vapeur monstrueuse quivit !

Là, sombre et s’engloutit, dans des flots dedésastres,

L’hydre Univers tordant son corps écailléd’astres ;

Là, tout flotte et s’en va dans un naufrageobscur ;

Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail,sans mur,

De tout ce qui vécut pleut sans cesse lacendre ;

Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose ydescendre,

Au delà de la vie, et du souffle et dubruit,

Un affreux soleil noir d’où rayonne lanuit !

*

Donc, la matière pend à l’idéal, et tire

L’esprit vers l’animal, l’ange vers lesatyre,

Le sommet vers le bas, l’amour versl’appétit.

Avec le grand qui croule elle fait lepetit.

Comment de tant d’azur tant de terreurs’engendre,

Comment le jour fait l’ombre et le feu pur lacendre,

Comment la cécité peut naître du voyant,

Comment le ténébreux descend duflamboyant,

Comment du monstre esprit naît le monstrematière,

Un jour, dans le tombeau, sinistrevestiaire,

Tu le sauras ; la tombe est faite poursavoir ;

Tu verras ; aujourd’hui, tu ne peuxqu’entrevoir ;

Mais, puisque Dieu permet que ma voixt’avertisse,

Je te parle.

Et, d’abord, qu’est-ce que lajustice ?

Qui la rend ? qui la fait ?où ? quand ? à quel moment ?

Qui donc pèse la faute ? et qui lechâtiment ?

*

L’être créé se meut dans la lumièreimmense.

Libre, il sait où le bien cesse, où le malcommence ;

Il a ses actions pour juges.

Il suffit

Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit.Ce qu’on fit,

Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nousdélivre.

L’être ouvre à son insu de lui-même lelivre ;

Sa conscience calme y marque avec le doigt

Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu luidoit.

On agit, et l’on gagne ou l’on perd àmesure ;

On peut être étincelle ou bienéclaboussure ;

Lumière ou fange, archange au vol d’aigle oubandit ;

L’échelle vaste est là. Comme je te l’aidit,

Par des zones sans fin la vie universelle

Monte, et par des degrés innombrablesruisselle,

Depuis l’infâme nuit jusqu’au charmantazur.

L’être en la traversant devient mauvais oupur.

En haut plane la joie ; en bas l’horreurse traîne.

Selon que l’âme, aimante, humble, bonne,sereine,

Aspire à la lumière et tend vers l’idéal,

Ou s’alourdit, immonde, au poids croissant dumal,

Dans la vie infinie on monte et l’ons’élance,

Ou l’on tombe ; et tout être est sapropre balance.

Dieu ne nous juge point. Vivant tous à lafois,

Nous pesons, et chacun descend selon sonpoids.

*

Homme ! nous n’approchons que lespaupières closes,

De ces immensités d’en bas.

Viens, si tu l’oses !

Regarde dans ce puits morne etvertigineux,

De la création compte les sombres nœuds,

Viens, vois, sonde :

Au-dessous de l’homme qui contemple,

Qui peut être un cloaque ou qui peut être untemple,

Être en qui l’instinct vit dans la raisondissous,

Est l’animal courbé vers la terre ;au-dessous

De la brute est la plante inerte, sanspaupière

Et sans cris ; au-dessous de la planteest la pierre ;

Au-dessous de la pierre est le chaos sansnom.

Avançons dans cette ombre et sois moncompagnon.

*

Toute faute qu’on fait est un cachot qu’ons’ouvre.

Les mauvais, ignorant quel mystère lescouvre,

Les êtres de fureur, de sang, de trahison,

Avec leurs actions bâtissent leurprison ;

Tout bandit, quand la mort vient lui toucherl’épaule

Et l’éveille, hagard, se retrouve en lageôle

Que lui fit son forfait derrière luirampant ;

Tibère en un rocher, Séjan dans unserpent.

L’homme marche sans voir ce qu’il fait dansl’abîme.

L’assassin pâlirait s’il voyait savictime ;

C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombreet fou,

En frappant sans pitié sur tous, forge leclou

Qui le clouera dans l’ombre au fond de lamatière.

Les tombeaux sont les trous du criblecimetière,

D’où tombe, graine obscure en un ténébreuxchamp,

L’effrayant tourbillon des âmes.

*

Tout méchant

Fait naître en expirant le monstre de savie,

Qui le saisit. L’horreur par l’horreur estsuivie.

Nemrod gronde enfermé dans la montagne àpic ;

Quand Dalila descend dans la tombe, unaspic

Sort des plis du linceul, emportant l’âmefausse ;

Phryné meurt, un crapaud saute hors de lafosse ;

Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,

C’est Clytemnestre aux bras d’Égisthe sonamant ;

Du tombeau d’Anitus il sort uneciguë ;

Le houx sombre et l’ortie à la piqûreaiguë

Pleurent quand l’aquilon les fouette, etl’aquilon

Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! etsouffre, Ganelon !

Dieu livre, choc affreux dont la plaine auloin gronde,

Au cheval Brunehaut le pavéFrédégonde ;

La pince qui rougit dans le brasier hideux

Est faite du duc d’Albe et de PhilippeDeux ;

Farinace est le croc des noiresboucheries ;

L’orfraie au fond de l’ombre a les yeux deJeffryes ;

Tristan est au secret dans le bois d’ungibet.

Quand tombent dans la mort tous ces brigands,Macbeth,

Ezzelin, Richard Trois, Carrier, LudovicSforce,

La matière leur met la chemise de force.

Oh ! comme en son bonheur, qui masque unsombre arrêt,

Messaline ou l’horrible Isabeau frémirait

Si, dans ses actions du sépulcre voisines,

Cette femme sentait qu’il lui vient desracines,

Et qu’ayant été monstre, elle deviendrafleur !

À chacun son forfait ! à chacun sadouleur !

Claude est l’algue que l’eau traîne de havreen havre ;

Xercès est excrément, Charles Neuf estcadavre ;

Hérode, c’est l’osier des berceauxvagissants ;

L’âme du noir Judas, depuis dix-huit centsans,

Se disperse et renaît dans les crachats deshommes ;

Et le vent qui jadis soufflait sur lesSodomes

Mêle, dans l’âtre abject et sous le vilchaudron,

La fumée Erostrate à la flamme Néron.

*

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivantsur terre,

Tout est monstre, excepté l’homme, espritsolitaire.

L’âme que sa noirceur chasse du firmament

Descend dans les degrés divers duchâtiment

Selon que plus ou moins d’obscurité lagagne.

L’homme en est la prison, la bête en est lebagne,

L’arbre en est le cachot, la pierre en estl’enfer.

Le ciel d’en haut, le seul qui soit splendideet clair,

La suit des yeux dans l’ombre, et, lui jetantl’aurore,

Tâche, en la regardant, de l’attirerencore.

Ô chute ! dans la bête, à travers lesbarreaux

De l’instinct, obstruant de pâlessoupiraux,

Ayant encor la voix, l’essor et laprunelle,

L’âme entrevoit de loin la lueuréternelle ;

Dans l’arbre elle frissonne, et, sans jour etsans yeux,

Sent encor dans le vent quelque chose descieux ;

Dans la pierre elle rampe, immobile,muette,

Ne voyant même plus l’obscure silhouette

Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,

Et face à face avec son crime dans lanuit.

L’âme en ces trois cachots traîne sa fautenoire.

Comme elle en a la forme, elle en a lamémoire ;

Elle sait ce qu’elle est ; et, tombantsans appuis,

Voit la clarté décroître à la paroi dupuits ;

Elle assiste à sa chute ; et, dur caillouqui roule,

Pense : Je suis Octave ; et, vilchardon qu’on foule,

Crie au talon : Je suis Attila legéant ;

Et, ver de terre au fond du charnier, etrongeant

Un crâne infect et noir, dit : Je suisCléopâtre.

Et, hibou, malgré l’aube, ours, en bravant lepâtre,

Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’enhaut ;

Pierre, elle écrase ; épine, ellepique ; il le faut.

Le monstre est enfermé dans son horreurvivante.

Il aurait beau vouloir dépouillerl’épouvante ;

Il faut qu’il reste horrible et restechâtié ;

Ô mystère ! le tigre a peut-êtrepitié !

Le tigre sur son dos, qui peut-être eut uneaile,

À l’ombre des barreaux de la cageéternelle ;

Un invisible fil lie aux noirs échafauds

Le noir corbeau dont l’aile est en forme defaulx ;

L’âme louve ne peut s’empêcher d’êtrelouve,

Car le monstre est tenu, sous le ciel quil’éprouve,

Dans l’expiation par la fatalité.

Jadis, sans la comprendre et d’un œilhébété,

L’Inde a presque entrevu cettemétempsycose.

La ronce devient griffe, et la feuille derose

Devient langue de chat, et, dans l’ombre etles cris,

Horrible, lèche et boit le sang de lasouris ;

Qui donc connaît le monstre appelémandragore ?

Qui sait ce que, le soir, éclaire lefulgore,

Être en qui la laideur devient uneclarté ?

Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleurd’été

Efface la terreur des antiques avernes

Étages effrayants ! cavernes surcavernes.

Ruche obscure du mal, du crime et duremord !

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle,mord ;

Un arbre est là, dressant ses brancheshérissées,

Une dalle s’effondre au milieu deschaussées

Que la charrette écrase et que l’hiverdétruit,

Et, sous ces épaisseurs de matière et denuit,

Arbre, bête, pavé, poids que rien nesoulève,

Dans cette profondeur terrible, une âmerêve !

Que fait-elle ? Elle songe àDieu !

*

Fatalité !

Échéance ! retour ! revers !autre côté !

Ô loi ! pendant qu’assis à table, joyeuxgroupes,

Les pervers, les puissants, vidant toutes lescoupes,

Oubliant qu’aujourd’hui par demain estguetté,

Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,

Voilà ce qu’en sa nuit muette etcolossale,

Montrant comme eux ses dents tout au fond dela salle,

Leur réserve la mort, ce sinistrerieur !

Nous avons, nous, voyants du cielsupérieur,

Le spectacle inouï de vos régions basses.

Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tutombasses !

Nous écoutons le cri de l’immense malheur.

Au-dessus d’un rocher, d’un loup ou d’unefleur,

Parfois nous apparaît l’âme à mi-corpssortie,

Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas !presque engloutie ;

Le loup la tient, le roc étreint ses piedsqu’il tord,

Et la fleur implacable et féroce la mord.

Nous entendons le bruit du rayon que Dieulance,

La voix de ce que l’homme appelle lesilence,

Et vos soupirs profonds, caillouxdésespérés !

Nous voyons la pâleur de tous les frontsmurés.

À travers la matière, affreux caveau sansportes,

L’ange est pour nous visible avec ses ailesmortes.

Nous assistons aux deuils, au blasphème, auxregrets,

Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyonsles forêts,

D’où cherchent à s’enfuir les larvesenfermées,

S’écheveler dans l’ombre en lugubresfumées.

Partout, partout, partout ! dans lesflots, dans les bois,

Dans l’herbe en fleurs, dans l’or qui sert desceptre aux rois,

Dans le jonc dont Hermès se fait unebaguette,

Partout le châtiment contemple, observe ouguette,

Sourd aux questions, triste, affreux, pensif,hagard ;

Et tout est l’œil d’où sort ce terribleregard.

Ô châtiment ! dédale aux spiralesfunèbres !

Construction d’en bas qui cherche lesténèbres,

Plonge au-dessous du monde et descend dans lanuit,

Et, Babel renversée, au fond de l’ombrefuit !

L’homme qui plane et rampe, êtrecrépusculaire,

En est le milieu.

*

L’homme est clémence et colère ;

Fond vil du puits, plateau radieux de latour ;

Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pourle jour.

L’ange y descend, la bête après la mort ymonte ;

Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange,il est honte ;

Dieu mêle en votre race, hommesinfortunés,

Les demi-dieux punis aux monstrespardonnés.

De là vient que, parfois, – mystère que Dieumène ! –

On entend d’une bouche en apparencehumaine

Sortir des mots pareils à desrugissements,

Et que, dans d’autres lieux et dans d’autresmoments,

On croit voir sur un front s’ouvrir des ailesd’ange.

Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et,matière, mange.

L’âme en lui ne se peut dresser sur sonséant.

L’homme, comme la brute abreuvé de néant,

Vide toutes les nuits le verre noir dusomme.

La chaîne de l’enfer, liée au pied del’homme,

Ramène chaque jour vers le cloaque impur

La beauté, le génie, envolés dans l’azur,

Mêle la peste au souffle idéal despoitrines,

Et traîne, avec Socrate, Aspasie auxlatrines.

*

Par un côté pourtant l’homme est illimité.

Le monstre a le carcan, l’homme a laliberté.

Songeur, retiens ceci : l’homme est unéquilibre.

L’homme est une prison où l’âme restelibre.

L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, faitle mal,

Remonte vers l’esprit, retombe àl’animal ;

Et, pour que, dans son vol vers les cieux,rien ne lie

Sa conscience ailée et de Dieu seulremplie,

Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bienpoussé,

Casse en son souvenir le fil de sonpassé ;

De là vient que la nuit en sait plus quel’aurore.

Le monstre se connaît lorsque l’hommes’ignore.

Le monstre est la souffrance, et l’homme estl’action.

L’homme est l’unique point de la création

Où, pour demeurer libre en se faisantmeilleure,

L’âme doive oublier sa vie antérieure.

Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêveébloui.

*

L’homme ne voit pas Dieu, mais peut aller àlui,

En suivant la clarté du bien, toujoursprésente ;

Le monstre, arbre, rocher ou bêterugissante,

Voit Dieu, c’est là sa peine, et resteenchaîné loin.

L’homme a l’amour pour aile, et pour joug lebesoin.

L’ombre est sur ce qu’il voit par lui-mêmesemée ;

La nuit sort de son œil ainsi qu’unefumée ;

Homme, tu ne sais rien ; tu marches,pâlissant !

Parfois le voile obscur qui te couvre, ôpassant !

S’envole et flotte au vent soufflant d’uneautre sphère,

Gonfle un moment ses plis jusque dans lalumière,

Puis retombe sur toi, spectre, et redevientnoir.

Tes sages, tes penseurs ont essayé devoir ;

Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils fait ?qu’ont-ils dit, ces fils Ève ?

Rien.

Homme ! autour de toi la créationrêve.

Mille êtres inconnus t’entourent dans tonmur.

Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regardobscur,

Et tu ne les sens pas vivre autour de tavie :

Toute une légion d’âmes t’estasservie ;

Pendant qu’elle te plaint, tu la foules auxpieds.

Tous tes pas vers le jour sont par l’ombreépiés.

Ce que tu nommes chose, objet, naturemorte,

Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de taporte

Voit arriver ta faute et voudrait sefermer.

Ta vitre connaît l’aube, et dit :Voir ! croire ! aimer !

Les rideaux de ton lit frissonnent de tessonges.

Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu teplonges,

La cendre dit au fond de l’âtresépulcral :

Regarde-moi ; je suis ce qui reste dumal.

Hélas ! l’homme imprudent trahit,torture, opprime.

La bête en son enfer voit les deux bouts ducrime ;

Un loup pourrait donner des conseils àNéron.

Homme ! homme ! aigle aveuglé,moindre qu’un moucheron !

Pendant que dans ton Louvre ou bien dans tachaumière,

Tu vis, sans même avoir épelé la première

Des constellations, sombre alphabet quiluit

Et tremble sur la page immense de la nuit,

Pendant que tu maudis et pendant que tunies,

Pendant que tu dis : Non ! auxastres ; aux génies :

Non ! à l’idéal : Non ! à lavertu : Pourquoi ?

Pendant que tu te tiens en dehors de laloi,

Copiant les dédains inquiets ou robustes

De ces sages qu’on voit rêver dans les vieuxbustes,

Et que tu dis : Que sais-je ? amer,froid, mécréant,

Prostituant ta bouche au rire du néant,

À travers le taillis de la nature énorme,

Flairant l’éternité de son museaudifforme,

Là, dans l’ombre, à tes pieds, homme, tonchien voit Dieu.

Ah ! je t’entends. Tu dis : – Queldeuil ! la bête est peu,

L’homme n’est rien. Ô loi misérable !ombre ! abîme ! –

*

Ô songeur ! cette loi misérable estsublime.

Il faut donc tout redire à ton espritchétif !

À la fatalité, loi du monstre captif,

Succède le devoir, fatalité de l’homme.

Ainsi de toutes parts l’épreuve seconsomme,

Dans le monstre passif, dans l’hommeintelligent,

La nécessité morne en devoir se changeant,

Et l’âme, remontant à sa beauté première,

Va de l’ombre fatale à la libre lumière.

Or, je te le redis, pour se transfigurer,

Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.

Il doit être aveuglé par toutes lespoussières.

Sans quoi, comme l’enfant guidé par deslisières,

L’homme vivrait, marchant droit à lavision.

Douter est sa puissance et sa punition.

Il voit la rose, et nie ; il voitl’aurore, et doute ;

Où serait le mérite à retrouver sa route,

Si l’homme, voyant clair, roi de savolonté,

Avait la certitude, ayant laliberté ?

Non. Il faut qu’il hésite en la vastenature,

Qu’il traverse du choix l’effrayanteaventure,

Et qu’il compare au vice agitant sonmiroir,

Au crime, aux voluptés, l’œil en pleurs dudevoir ;

Il faut qu’il doute ! Hier croyant demainimpie ;

Il court du mal au bien ; il scrute,sonde, épie,

Va, revient, et, tremblant, agenouillé,debout,

Les bras étendus, triste, il cherche Dieupartout ;

Il tâte l’infini jusqu’à ce qu’il l’ysente ;

Alors, son âme ailée éclatefrémissante ;

L’ange éblouissant luit dans l’hommetransparent.

Le doute le fait libre, et la liberté,grand.

La captivité sait ; la libertésuppose,

Creuse, saisit l’effet, le compare à lacause,

Croit vouloir le bien-être et veut lefirmament ;

Et, cherchant le caillou, trouve lediamant.

C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lentss’empare.

Dans le monstre, elle expie ; en l’homme,elle répare.

*

Oui, ton fauve univers est le forçat deDieu.

Les constellations, sombres lettres defeu,

Sont les marques du bagne à l’épaule dumonde.

Dans votre région tant d’épouvante abonde,

Que, pour l’homme, marqué lui-même du ferchaud,

Quand il lève les yeux vers les astres,là-haut,

Le cancer resplendit, le scorpionflamboie,

Et dans l’immensité le chien sinistreaboie !

Ces soleils inconnus se groupent sur sonfront

Comme l’effroi, le deuil, la menace etl’affront ;

De toutes parts s’étend l’ombreincommensurable ;

En bas l’obscur, l’impur, le mauvais,l’exécrable,

Le pire, tas hideux, fourmillent ; toutau fond,

Ils échangent entre eux dans l’ombre ce qu’ilsfont ;

Typhon donne l’horreur, Satan donne lecrime ;

Lugubre intimité du mal et del’abîme !

Amours de l’âme monstre et du monstreunivers !

Baiser triste ! et l’informe engendré dupervers,

La matière, le bloc, la fange, la géhenne,

L’écume, le chaos, l’hiver, nés de lahaine,

Les faces de beauté qu’habitent desdémons,

Tous les êtres maudits, mêlés aux vilslimons,

Pris par la plante fauve et la bêteféroce,

Le grincement de dents, la peur, le rireatroce,

L’orgueil, que l’infini courbe sous sonniveau,

Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noircaveau.

La porte, affreuse et faite avec de l’ombre,est lourde ;

Par moments, on entend, dans la profondeursourde,

Les efforts que les monts, les flots, lesouragans,

Les volcans, les forêts, les animauxbrigands,

Et tous les monstres font pour soulever lepêne ;

Et sur cet amas d’ombre, et de crime, et depeine,

Ce grand ciel formidable est le scellé deDieu.

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est levœu,

Tant d’angoisse est empreinte au front descénobites !

Je viens de te montrer le gouffre. Tul’habites.

*

Les mondes, dans la nuit que vous nommezl’azur,

Par les brèches que fait la mort blême à leurmur,

Se jettent en fuyant l’un à l’autre desâmes.

Dans votre globe où sont tant de geôlesinfâmes,

Vous avez des méchants de tous lesunivers,

Condamnés qui, venus des cieux les plusdivers,

Rêvent dans vos rochers, ou dans vos arbresploient ;

Tellement stupéfaits de ce monde qu’ilsvoient,

Qu’eussent-ils la parole, ils ne pourraientparler.

On en sent quelques-uns frissonner ettrembler.

De là les songes vains du bonze et del’augure.

Donc, représente-toi cette sombrefigure :

Ce gouffre, c’est l’égout du maluniversel.

Ici vient aboutir de tous les points duciel

La chute des punis, ténébreuse traînée.

Dans cette profondeur, morne, âpre,infortunée,

De chaque globe il tombe un flotvertigineux

D’âmes, d’esprits malsains et d’êtresvénéneux,

Flot que l’éternité voit sans fin serépandre.

Chaque étoile au front d’or qui brille, laissependre

Sa chevelure d’ombre en ce puitseffrayant.

Âme immortelle, vois, et frémis envoyant :

Voilà le précipice exécrable où tusombres.

*

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dansces ombres,

Versez votre pitié sur ces douleurs sansfond !

Dans ce gouffre, où l’abîme en l’abîme sefond,

Se tordent les forfaits, transformés ensupplices,

L’effroi, le deuil, le mal, les ténèbrescomplices,

Les pleurs sous la toison, le soupirexpiré

Dans la fleur, et le cri dans la pierremuré !

Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur cesmisères !

Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sontnécessaires ;

Mais vous pouvez pleurer sur l’énormecachot

Sans déranger le sombre équilibre d’enhaut !

Hélas ! hélas ! hélas ! toutest vivant ! tout pense !

La mémoire est la peine, étant larécompense.

Oh ! comme ici l’on souffre et comme onse souvient !

Torture de l’esprit que la matièretient !

La brute et le granit, quel chevalet pourl’âme !

Ce mulet fut sultan, ce cloporte étaitfemme.

L’arbre est un exilé, la roche est unproscrit.

Est-ce que, quelque part, par hasard,quelqu’un rit

Quand ces réalités sont là, remplissantl’ombre ?

La ruine, la mort, l’ossement, ledécombre,

Sont vivants. Un remords songe dans undébris.

Pour l’œil profond qui voit, les antres sontdes cris :

Hélas ! le cygne est noir, le lys songe àses crimes ;

La perle est nuit ; la neige est la fangedes cimes ;

Le même gouffre, horrible et fauve, et sansabri,

S’ouvre dans la chouette et dans lecolibri ;

La mouche, âme, s’envole et se brûle à laflamme ;

Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse uneâme ;

L’horreur fait frissonner les plumes del’oiseau ;

Tout est douleur.

Les fleurs souffrent sous le ciseau,

Et se ferment ainsi que des paupièrescloses :

Toutes les femmes sont teintes du sang desroses ;

La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîchescouleurs,

Et qui porte en sa main une touffe defleurs,

Respire en souriant un bouquet d’agonies.

Pleurez sur les laideurs et lesignominies,

Pleurez sur l’araignée immonde, sur lever,

Sur la limace au dos mouillé commel’hiver,

Sur le vil puceron qu’on voit aux feuillespendre,

Sur le crabe hideux, sur l’affreuxscolopendre,

Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre auxdoux yeux,

Qui regarde toujours le cielmystérieux !

Plaignez l’oiseau de crime et la bête deproie.

Ce que Domitien, César, fit avec joie,

Tigre, il le continue avec horreur.Verrès,

Qui fut loup sous la pourpre, est loup dansles forêts ;

Il descend, réveillé, l’autre côté durêve :

Son rire, au fond des bois, en hurlements’achève ;

Pleurez sur ce qui hurle et pleurez surVerrès.

Sur ces tombeaux vivants, marqués d’obscursarrêts,

Penchez-vous attendri ! versez votreprière !

La pitié fait sortir des rayons de lapierre.

Plaignez le louveteau, plaignez lelionceau.

La matière, affreux bloc, n’est que le lourdmonceau

Des effets monstrueux, sortis des sombrescauses.

Ayez pitié ! voyez des âmes dans leschoses.

Hélas ! le cabanon subit aussil’écrou ;

Plaignez le prisonnier, mais plaignez leverrou ;

Plaignez la chaîne au fond des bagnesinsalubres ;

La hache et le billot sont deux êtreslugubres ;

La hache souffre autant que le corps, lebillot

Souffre autant que la tête ; ô mystèresd’en haut !

Ils se livrent une âpre et hideusebataille ;

Il ébrèche la hache et la hachel’entaille ;

Ils se disent tout bas l’un à l’autre :Assassin !

Et la hache maudit les hommes, sombreessaim,

Quand, le soir, sur le dos du bourreau, sonministre,

Elle revient dans l’ombre, et luit, miroirsinistre,

Ruisselante de sang et reflétant lescieux ;

Et, la nuit, dans l’étal morne etsilencieux,

Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé,blême,

Seul, sait ce que lui dit le billot, tronclui-même.

Oh ! que la terre est froide et que lesrocs sont durs !

Quelle muette horreur dans les halliersobscurs !

Les pleurs noirs de la nuit sur la colombeblanche

Tombent ; le vent met nue et torture labranche ;

Quel monologue affreux dans l’arbre auxrameaux verts !

Quel frisson dans l’herbe ! Oh !quels yeux fixes ouverts

Dans les cailloux profonds, oubliettes desâmes !

C’est une âme que l’eau scie en ses froideslames ;

C’est une âme que fait ruisseler lepressoir.

Ténèbres ! l’univers est hagard. Chaquesoir,

Le noir horizon monte et la nuit noiretombe ;

Tous deux, à l’occident, d’un mouvement detombe,

Ils vont se rapprochant, et, dans lefirmament,

Ô terreur ! sur le jour, écrasélentement,

La tenaille de l’ombre effroyable seferme.

Oh ! les berceaux font peur. Un bagne estdans un germe.

Ayez pitié, vous tous et qui que voussoyez !

Les hideux châtiments, l’un sur l’autrebroyés,

Roulent, submergeant tout, excepté lesmémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeursnoires

Comme un rayon lointain de l’éternelamour ;

Alors, l’hyène Atrée et le chacal Timour,

Et l’épine Caïphe et le roseau Pilate,

Le volcan Alaric à la gueule écarlate,

L’ours Henri Huit, pour qui Morus en vainpria,

Le sanglier Selim et le porc Borgia,

Poussent des cris vers Être adorable ; etles bêtes

Qui portèrent jadis des mitres sur leurstêtes,

Les grains de sable rois, les brins d’herbeempereurs,

Tous les hideux orgueils et toutes lesfureurs,

Se brisent ; la douceur saisit le plusfarouche ;

Le chat lèche l’oiseau, l’oiseau baise lamouche ;

Le vautour dit dans l’ombre aupassereau : Pardon !

Une caresse sort du houx et duchardon ;

Tous les rugissements se fondent enprières ;

On entend s’accuser de leurs forfaits lespierres ;

Tous ces sombres cachots qu’on appelle lesfleurs

Tressaillent ; le rocher se met à fondreen pleurs ;

Des bras se lèvent hors de la tombedormante ;

Le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau selamente,

Et, sous l’œil attendri qui regarde d’enhaut,

Tout l’abîme n’est plus qu’un immensesanglot.

*

Espérez ! espérez ! espérez,misérables !

Pas de deuil infini, pas de mauxincurables,

Pas d’enfer éternel !

Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche auxcibles ;

Les bonnes actions sont les gondsinvisibles

De la porte du ciel.

Le deuil est la vertu, le remords est lepôle

Des monstres garrottés dont le gouffre est lageôle ;

Quand, devant Jéhovah,

Un vivant reste pur dans les ombrescharnelles,

La mort, ange attendri, rapporte ses deuxailes

À l’homme qui s’en va.

Les enfers se refont édens ; c’est làleur tâche.

Tout globe est un oiseau que le mal tient etlâche.

Vivants, je vous le dis,

Les vertus, parmi vous, font ce labeurauguste

D’augmenter sur vos fronts le ciel ;quiconque est juste

Travaille au paradis.

L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âmeéteinte !

Aimez-vous ! aimez-vous ! car c’estla chaleur sainte,

C’est le feu du vrai jour.

Le sombre univers, froid, glacé, pesant,réclame

La sublimation de l’être par la flamme,

De l’homme par l’amour !

Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieudomine,

L’archipel ténébreux des bagness’illumine ;

Dieu, c’est le grand aimant ;

Et les globes, ouvrant leur sinistreprunelle,

Vers les immensités de l’aurore éternelle

Se tournent lentement !

Oh ! comme vont chanter toutes lesharmonies,

Comme rayonneront dans les sphères bénies

Les faces de clarté,

Comme les firmaments se fondront endélires,

Comme tressailleront toutes les grandeslyres

De la sérénité,

Quand, du monstre matière ouvrant toutes lesserres,

Faisant évanouir en splendeurs lesmisères,

Changeant l’absinthe en miel,

Inondant de beauté la nuit diminuée,

Ainsi que le soleil tire à lui la nuée

Et l’emplit d’arcs-en-ciel,

Dieu, de son regard fixe attirant lesténèbres,

Voyant vers lui, du fond des cloaquesfunèbres

Où le mal le pria,

Monter l’énormité, bégayant des louanges,

Fera rentrer, parmi les univers archanges,

L’univers paria !

On verra palpiter les fanges éclairées,

Et briller les laideurs les plusdésespérées

Au faîte le plus haut,

L’araignée éclatante au seuil des bleuspilastres,

Luire, et se redresser, portant des épisd’astres,

La paille du cachot !

La clarté montera dans tout comme unesève ;

On verra rayonner au front du bœuf quirêve

Le céleste croissant ;

Le charnier chantera dans l’horreur quil’encombre,

Et sur tous les fumiers apparaîtra dansl’ombre

Un Job resplendissant !

Ô disparition de l’antique anathème !

La profondeur disant à la hauteur : Jet’aime !

Ô retour du banni !

Quel éblouissement au fond des cieuxsublimes !

Quel surcroît de clarté que l’ombre desabîmes

S’écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydresformidables

Sortir, monter du fond des brumesinsondables

Et se transfigurer ;

Des étoiles éclore aux trous noirs de leurscrânes,

Dieu juste ! et, par degrés devenantdiaphanes,

Les monstres s’azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler nirépondre,

Éperdus ! on verra des auréolesfondre

Les cornes de leur front ;

Ils tiendront dans leur griffe, au milieu descieux calmes,

Des rayons frissonnants semblables à despalmes ;

Les gueules baiseront !

Ils viendront ! ils viendront,tremblants, brisés d’extase,

Chacun d’eux débordant de sanglots comme unvase,

Mais pourtant sans effroi ;

On leur tendra les bras de la hautedemeure,

Et Jésus, se penchant sur Bélial quipleure,

Lui dira : C’est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira cefrère !

Et, quand ils seront près des degrés delumière

Par nous seuls aperçus,

Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œilflamboie

Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,

Bélial de Jésus !

Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes

Tariront ; plus de fers, plus de deuils,plus d’alarmes ;

L’affreux gouffre inclément

Cessera d’être sourd, et bégaiera :Qu’entends-je ?

Les douleurs finiront dans toutel’ombre : un ange

Criera : Commencement !

Jersey, 1855.

FIN

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer