VII. – Réponse à un acted’accusation
Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le boucémissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur seserre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien versfrançois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit àl’ombre : « Sois ! »
Et l’ombre fut. – Voilà votreréquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes,conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et jesuis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne desnuits.
De la chute de tout je suis la piocheinepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, jel’accepte ;
C’est moi que votre prose en colère achoisi ;
Vous me criez : Racca ; moi, je vousdis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d’uneéglise
Que pour entrer dans l’autre, et qui secivilise ;
Ces grandes questions d’art et de liberté,
Voyons-les, j’y consens, par le moindrecôté,
Et par le petit bout de la lorgnette. Ensomme,
J’en conviens, oui, je suis cet abominablehomme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoircommis
D’autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questionsobscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché lescures,
De la vieille ânerie insulté les vieuxbâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que laforme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstreénorme
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfantblême
Et grave, au front penchant, aux membresappauvris ;
Quand, tâchant de comprendre et de juger,j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art,l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image duroyaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’ungrimaud ;
Les syllabes, pas plus que Paris et queLondres,
Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans seconfondre
Piétons et cavaliers traversant le pontNeuf ;
La langue était l’État avantquatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués encastes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, lesJocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille aux carrosses duroi ;
Les autres, tas de gueux, drôlespatibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns auxgalères
Dans l’argot ; dévoués à tous les genresbas,
Déchirés en haillons dans les halles ;sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et lafarce ;
Populace du style au fond de l’ombreéparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leurchef
Dans le bagne Lexique avait marqués d’uneF ;
N’exprimant que la vie abjecte etfamilière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pourMolière.
Racine regardait ces marauds detravers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans sonvers,
Il le gardait, trop grand pour dire :Qu’il s’en aille ;
Et Voltaire criait : Corneilles’encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble, se tenaitcoi.
Alors, brigand, je vins ; jem’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujoursderrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropeseffarés,
Et sur les bataillons d’alexandrinscarrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieuxdictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de motroturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l’essaim blanc desidées ;
Et je dis : Pas de mot où l’idée au volpur
Ne puisse se poser, tout humided’azur !
Discours affreux ! – Syllepse, hypallage,litote,
Frémirent ; je montai sur la borneAristote,
Et déclarai les mots égaux, libres,majeurs.
Tous les envahisseurs et tous lesravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et lesDaces,
N’étaient que des toutous auprès de mesaudaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai lecompas.
Je nommai le cochon par son nom ;pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite
Le Vitellius ! Fauve, implacable,explicite,
J’ôtai du cou du chien stupéfait soncollier
D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre duhallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.
Alors, l’ode, embrassant Rabelais,s’enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Çaira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient laCarmagnole ;
L’emphase frissonna dans sa fraiseespagnole ;
Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : « Quelleheure est-il ? »
Je massacrai l’albâtre, et la neige, etl’ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j’osai dire au bras : Sois blanc, toutsimplement.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J’y fis entrer le chiffre ; ôterreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Jours d’effroi ! les Laïs devinrent descatins.
Force mots, par Restaut peignés tous lesmatins,
Et de Louis-Quatorze ayant gardé l’allure,
Portaient encor perruque ; à cettechevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme ! c’estl’heure. Remplis-toi
De l’âme de ces mots que tu tiensprisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et futcrinière.
Liberté ! c’est ainsi qu’en nosrébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions,
Et que, sous l’ouragan maudit que noussoufflâmes,
Toutes sortes de mots se couvrirent deflammes.
J’affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait : « Il faut que nous enfinissions !
« Au panier les Bouhours, les Batteux,les Brossettes !
« À la pensée humaine ils ont mis lespoucettes.
« Aux armes, prose et vers ! formezvos bataillons !
« Voyez où l’on en est : la strophea des bâillons !
« L’ode a les fers aux pieds, le drameest en cellule.
« Sur le Racine mort le Campistronpullule ! »
Boileau grinça des dents ; je luidis : Ci-devant,
Silence ! et je criai dans la foudre etle vent :
Guerre à la rhétorique et paix à lasyntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leuraxe,
On vit trembler l’athos, l’ithos et lepathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac etCathos,
Poursuivant Dumarsais dans leur hideuxbastringue,
Des ondes du Permesse emplirent leurseringue.
La syllabe, enjambant la loi qui la tria,
Le substantif manant, le verbe paria,
Accoururent. On but l’horreur jusqu’à lalie.
On les vit déterrer le songed’Athalie ;
Ils jetèrent au vent les cendres du récit
De Théramène ; et l’astre Instituts’obscurcit.
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tablesrases,
Et j’ai battu des mains, buveur du sang desphrases,
Quand j’ai vu par la strophe écumante etdisant
Les choses dans un style énorme etrugissant,
L’Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j’ai vu, parmi la foule qui serue,
Pendre, par tous les mots que le bon goûtproscrit,
La lettre aristocrate à la lanterneesprit.
Oui, je suis ce Danton ! je suis ceRobespierre !
J’ai, contre le mot noble à la longuerapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgéRichelet.
Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns demes crimes.
J’ai pris et démoli la bastille des rimes.
J’ai fait plus : j’ai brisé tous lescarcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré del’enfer
Tous les vieux mots damnés, légionssépulcrales ;
J’ai de la périphrase écrasé les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L’alphabet, sombre tour qui naquit deBabel ;
Et je n’ignorais pas que la maincourroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.
L’unité, des efforts de l’homme estl’attribut.
Tout est la même flèche et frappe au mêmebut.
Donc, j’en conviens, voilà, déduits en stylehonnête,
Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte matête.
Vous devez être vieux, par conséquent,papa,
Pour la dixième fois j’en fais meaculpa.
Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suisathée.
La langue était en ordre, auguste,époussetée,
Fleurs-de-lis d’or, Tristan et Boileau,plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône aumilieu ;
Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salonillustre,
Même un peu cassé tout ; le mot propre,ce rustre,
N’était que caporal : je l’ai faitcolonel ;
J’ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydred’anarchie.
Vous tenez le reum confitentem.Tonnez !
J’ai dit à la narine : Eh mais ! tun’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tun’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’unemâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyezrépublique ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez !Croyez,
Aimez, vivez ! – J’ai mis tout en branle,et, morose,
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de laprose.
Et, ce que je faisais, d’autres l’ont faitaussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au tontransi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balancehémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, surson front
Jadis portait toujours douze plumes enrond,
Et sans cesse sautait sur la doubleraquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nommeétiquette,
Rompt désormais la règle et trompe leciseau,
Et s’échappe, volant qui se change enoiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans laclarté.
Les écrivains ont mis la langue enliberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à cesterroristes,
Le vrai, chassant l’essaim des pédagoguestristes,
L’imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l’esprit desbourgeois ;
La poésie au front triple, qui rit,soupire
Et chante ; raille et croit ; quePlaute et que Shakspeare
Semaient, l’un sur la plèbe, et l’autre sur lemob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d’Horace à travers sadémence ;
Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regardséclatants,
Monte à l’éternité par les degrés dutemps,
La muse reparaît, nous reprend, nousramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire etresplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragand’étincelles,
Et ses millions d’yeux sur ses millionsd’ailes.
Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix,dans le livre ;
Dans le mot palpitant le lecteur la sentvivre ;
Elle crie, elle chante, elle enseigne, ellerit.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant tout bas auxfemmes.
Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deuxflammes,
L’un sur le citoyen, l’autre sur lepenseur.
Elle prend par la main la Liberté, sasœur,
Et la fait dans tout homme entrer par tous lespores.
Les préjugés, formés, comme lesmadrépores,
Du sombre entassement des abus sous lestemps,
Se dissolvent au choc de tous les motsflottants,
Pleins de sa volonté, de son but, de sonâme.
Elle est la prose, elle est le vers, elle estle drame ;
Elle est l’expression, elle est lesentiment,
Lanterne dans la rue, étoile au firmament.
Elle entre aux profondeurs du langageinsondable ;
Elle souffle dans l’art, porte-voixformidable ;
Et, c’est Dieu qui le veut, après avoirrempli
De ses fiertés le peuple, effacé le vieuxpli
Des fronts, et relevé la foule dégradée,
Et s’être faite droit, elle se faitidée !
Paris, janvier 1834.