Les Contemplations

III. – Saturne

 

I

 

Il est des jours de brume et de lumièrevague,

Où l’homme, que la vie à chaque instantconfond,

Étudiant la plante, ou l’étoile, ou lavague,

S’accoude au bord croulant du problème sansfond ;

Où le songeur, pareil aux antiquesaugures,

Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyantsurprit,

Médite en regardant fixement les figures

Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en refletssombres,

Des spectres du dehors errer sur leplafond,

Il sonde le destin, et contemple lesombres

Que nos rêves jetés parmi les chosesfont !

Des heures où, pourvu qu’on ait à safenêtre

Une montagne, un bois, l’océan qui dittout,

Le jour prêt à mourir ou l’aube prête ànaître,

En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nousabandonnent,

Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,

Éclore des clartés effrayantes qui donnent

Des éblouissements à l’œilintérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visionsglissent

Devant notre paupière en ce vallon d’exil,

Elles n’en sortent plus et pour jamaisemplissent

L’arcade sombre du sourcil !

II

 

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures dedoute

Où l’un trouve le calme et l’autre leremords.

Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute

Que je songe souvent à ce que font lesmorts ;

Et que j’en suis venu – tant la nuitétoilée

A fatigué de fois mes regards et mes vœux,

Et tant une pensée inquiète est mêlée

Aux racines de mes cheveux ! –

À croire qu’à la mort, continuant saroute,

L’âme, se souvenant de son humanité,

Envolée à jamais sous la céleste voûte,

À franchir l’infini passaitl’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et laprière,

Nos deux rayons, pour eux grandir bien plusencor,

Et qu’ils étaient pareils à la moucheouvrière,

Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastesgouttes,

Semble une âme visible en ce monde réel,

Et, leur disant tout bas quelque mystère àtoutes,

Leur laisse le parfum en leur prenant lemiel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcremême,

Nous irons tous un jour, dans l’espacevermeil,

Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,

Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formesfécondes,

Toute création dans sa variété,

Et comparant à Dieu chaque face desmondes,

Avec l’âme de tout confronter leurbeauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,

Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il aitpleuré.

Tous ! hormis les méchants, dont lesesprits infâmes

Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible etsolitaire,

Les prendra pour le temps où Dieu voudrapunir,

Châtiés à la fois par le ciel et la terre,

Par l’aspiration et par le souvenir !

III

 

Saturne ! sphère énorme ! astre auxaspects funèbres !

Bagne du ciel ! prison dont le soupirailluit !

Monde en proie à la brume, aux souffles, auxténèbres !

Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.

Deux anneaux flamboyants, tournant avecfureur,

Font, dans son ciel d’airain, deux archesmonstrueuses

D’où tombe une éternelle et profondeterreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de satoile,

Il tient sept lunes d’or qu’il lie à sesessieux ;

Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’uneétoile,

Se perd, sinistre, au fond descieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dansl’ombre,

Se sont épouvantés de ce globe hideux.

Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sansnombre,

En le voyant errer formidable autourd’eux !

IV

 

Oh ! ce serait vraiment un mystèresublime

Que ce ciel si profond, si lumineux, sibeau,

Qui flamboie à nos yeux ouvert comme unabîme,

Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupièrescloses !

Que, morts, ces grands destins nous fussentréservés !…

Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autreschoses ?

Il est certain, Seigneur, que seul vous lesavez.

V

 

Il est certain aussi que, jadis, sur laterre,

Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,

Et les saints qui peuplaient la Thébaïdeaustère

Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète

Voyait, pour son regard plein d’étrangesrayons,

Par la même fêlure aux réalités faite,

S’ouvrir le monde obscur des pâlesvisions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuitrecule,

Ces sages que jamais l’homme, hélas ! necomprit,

Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule

Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sourcescristallines,

Et que les grands lions, de moments enmoments,

Vaguement apparus au sommet des collines,

Poussaient dans le désert de longsrugissements !

Avril 1839.

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